Sur les Rives de l'Ilissus (c) Dans "Rencontres avec Léon Chestov", textes établis et annotés par Nathalie Baranoff et Michel Carassou, Paris, Plasma, 1982 [ Dossier Fondane ] "ti oûn hê philosophia; to timiôtaton." La vie et la pensée de Léon Chestov ont été dominées, d‘un bout à l‘autre, par ce que Plotin avait appelé to timiôtaton, le plus important. C‘est la plus énigmatique de toutes les définitions qu‘on ait jamais données de la philosophie, la moins rigoureuse qui se puisse concevoir et aussi la plus ignorée; si on la replace dans son contexte immédiat et non dans le centre même de la direction, de la tension de la pensée plotinienne, on a du mal à comprendre le choix qu‘en fit Chestov, l‘affection qu‘il lui porta au point de la faire sienne. Tant d‘autres avaient déjà fermé leur main sur la première certitude venue, qui n‘entendaient pas l‘ouvrir, quoiqu‘il fût évident qu‘il y avait davantage dans la vérité que ne peut contenir une main, fût-elle si large. Mais « le plus important », précisément parce que tel, se dérobe à la première main, pressée de l‘enfermer. C‘est ce qui arriva à Porphyre, disciple et biographe de Plotin, à l‘époque où il commença l‘histoire de la vie de son maître par les fameuses paroles « Le grand philosophe Plotin, qui a vécu de nos jours, paraissait honteux d‘avoir un corps.» Porphyre a-t-il vu juste? A-t-il été fidèle à la pensée de son maître ? Si son intention était de rassurer tout de suite le lecteur, il ne pouvait choisir meilleur préambule. Quelle preuve plus éloquente que son philosophe n‘a pas troublé l‘ordre établi des choses, qu‘il n‘a pas bouleversé l‘idée que nous nous faisons du monde? Une supposition que le fidèle disciple eût écrit « Bien que Plotin professât, dans ses oeuvres, avoir honte de son corps et qu‘il le crût très sincèrement, il lui arrivait néanmoins, quand il se trouvait seul avec lui-même, de douter de la légitimité de son sentiment et d‘éprouver une sorte de honte de sa honte », malgré ces termes fort mesurés et qui eussent montré que le grand alexandrin s‘était bien gardé de divulguer les dangereuses pensées qui le visitaient, l‘impression faite sur le lecteur eût été modifiée du coup. Mais est-il tant soit peu probable que Porphyre eût été admis à de telles confidences ? Non, sans doute ! Mais s‘il savait, de source certaine, que Plotin avait nié le corps, il savait de source non moins certaine que sa négation ne s‘était guère arrêtée là: pour être présent à l‘Un, qui n‘a pas de différence, il nous faut lui sacrifier nos propres différences ; après le corps, Plotin proposa de fuir toute forme, tout intelligible et, finalement, toute pensée — car l‘Un ne pense pas. Ce fut là, sans aucun doute, ce qui distinguait le mieux Plotin de ses prédécesseurs et maîtres, sa grande part d‘originalité et d‘audace : sur la honte d‘avoir un corps tout avait été dit avant lui et lui-même, sur ce point, ne faisait que répéter la doctrine des stoïciens. Porphyre eut pu, par conséquent, écrire, avec autant, sinon plus de chances d‘approcher « le plus important », que le grand philosophe Plotin paraissait honteux d‘avoir une âme raisonnable. Dans une brève étude qui fait partie de son livre (partiellement traduit en français) les Balances de Job [1], et qu‘il a intitulée: « Les extases de Plotin », Chestov prend un peu à partie le fameux disciple. Vertueux, de bon conseil, probe administrateur des biens d‘autrui, certes Plotin l‘était, dit-il ; mais enfin, il devait bien se trouver à Rome, du temps même où Plotin florissait, une bonne douzaine de gens, pour le moins, qui avaient agi aussi noblement que lui et montré ‘pareille conduite. Ses vertus, Plotin lès a emportées dans la tombe — tout comme il y eût emporté ses vices, si d‘aventure il en avait eus —, c‘est sa pensée qui demeure, c est là que se trouvait ce lu to timiôtaton que Porphyre eut dû saisir et signaler à notre attention. Mais, s‘il s‘en était tenu là, comment eût-il pu encore persuader le lecteur qu‘il avait été le disciple d‘un des plus grands philosophes dont l‘histoire se doit honorer ? Or, un disciple a tout à gagner à assurer une noble postérité à son maître. Chestov, il faut le dire, n‘a jamais eu bonne opinion des disciples : ils font bavarder le Maître, le forcent à dire ce que eux attendent de lui, ils le contraignent à être toujours sur ses gardes, à feindre l‘attitude du sage, de l‘oracle, du dieu, ils exigent de sa vie d‘être un perpétuel enseignement et — ce qui est pire — lui ravissent jusqu‘à sa mort, jusqu‘à l‘instant unique où il serait préférable que le Maître fût seul, en train de méditer pour lui-même, et non seulement pour les autres. «Die Philosophie aber muss sich hüten erbaulich sein zu wollen», écrit Hegel dans la préface de sa Phénoménologie de l‘Esprit; la philosophie doit se garder de vouloir être édifiante ; mais y eut-il jamais philosophie qui voulût s‘en garder vraiment? Enseigner, n‘est-ce pas déjà édifier? Et «le plus important », est-ce bien un objet d‘enseignement? Ce ne fut pas la tâche la moins singulière de toutes, sinon la moins extravagante, celle qu‘assuma Chestov en tant qu‘« historien de la philosophie », à l‘encontre des plus vénérables traditions, il rejeta l‘histoire et l‘on peut dire qu‘il négligea la philosophie ; aussitôt il se proposa de discerner ce que les philosophes pensaient quand ils étaient seuls avec eux-mêmes, délaissés, misérables et impuissants — et ce qu‘ils pensaient dès qu‘entre eux et les hommes s‘instituaient, de gré ou de force, le dialogue. Étrange mutation de l‘homme seul en l‘homme public ! Non que Chestov mît jamais en doute la bonne foi du philosophe ; mais est-il inconcevable que la possibilité même de la communication, fondement du social, se trouvât gravement altérée, atteinte d‘un mal incurable ? En tout cas, à peine le discours commence-t-il, d‘étranges phénomènes renversent l‘image visuelle, sonore; on dit une chose, on en entend une autre; tout coffinné dans le taureau de Phalaris l‘homme enfermé hurlait, et l‘on entendait une suave musique... Ou, peut-être, dès que la victime se savait écoutée — se mettait-elle à chanter ? C‘était un objet de fréquentes méditations pour Chestov que cette étonnante vision qu‘avait eue Luther au sujet de Moïse au mont Sinaï : il avait parlé à Dieu librement, et voilà que, descendant vers les hommes, il leur portait la Loi. La même aventure survint au divin Platon : sa pensée la plus profonde était que la philosophie est une préparation à la mort — et dès qu‘il la voulut communiquer à ses disciples, ce qu‘il leur proposa, ce fut la meilleure manière d‘édifier une république. Si le Savoir est ce qui s‘enseigne, comment le philosophe éviterait-il d‘être professeur ? « Que voulez-vous, me disait Chestov, en parlant de penseurs que par ailleurs il estimait remarquables, ce sont des professeurs. Ils doivent enseigner. C‘est-à-dire qu‘ils doivent répondre à la question muette que leur pose l‘élève Que faire ? Comment, en ce cas, serait-on libre? Je me souviens — il y a longtemps de cela — un lecteur avait commencé par m écrire que j‘étais “un héros de la pensée”, etc., etc. Puis un jour il m‘écrivit à nouveau. Cette fois-ci, il me demandait : “Que faire ?“ J‘allais justement le lui demander... Il m‘est arrivé en parlant (car je suis professeur aussi) de sentir l‘auditoire étranger, hostile. Et alors, insensiblement, je changeais de thème. Sans doute, nous aussi, avons-nous, comme les musiciens, le moyen d‘exécuter des accords intermédiaires; et voilà que je ne parlais plus de Kierkegaard, mais de Soloviev. Tout de suite, la salle respirait. Au cours suivant, le nombre de mes auditeurs avait doublé.» On peut tout enseigner : la vertu, l‘ordre, l‘obéissance, le devoir, le sacrifice — tout, excepté le lu to timiôtaton : il est, le plus souvent, dans ce qu‘à peine on ose se dire à soi-même, à mi-voix, toutes lampes éteintes. Ce sont là de rares instants — et qui voudrait s‘en souvenir ? La terre s‘est dérobée sous les pieds, les critères se sont évanouis, c‘est déjà bien si l‘on ne sent pas passer sur sa tête, comme en témoigne Baudelaire, le grand coup d‘aile de l‘imbécillité. Mais aussi secrète qu‘on tienne sa secrète pensée, aussi habile que soit la feinte, aussi peu qu‘on consente à la tenir pour légitime et à la convertir en conscience claire, il ne se peut qu‘elle ne fasse une légère pression sur le discours avoué, qu‘elle ne lézarde le bel édifice public et ne s‘infiltre au travers. C‘est l‘amorce de ce que Kierkegaard appelle : « avoir un secret vis-à-vis de l‘éthique » — car vivre, c‘est déjà avoir porté offense à l‘éthique, c‘est déjà manifester une c que la sagesse ne supporte pas — une chose honteuse. Voudrait-on se saisir de cette pensée, et la jugeât-on très importante, nos catégories du général, de l‘universel, s‘y opposent : le singulier n‘est pas objet de science. Comment donc s‘en emparerait-on ? Par la description? «On parle de description, me disait un jour Chestov. Mais qu‘est-ce qu‘une description ? Chacun y voit ce qui le touche. Par exemple, le plus important pour moi, dans cette pièce, c‘est peut-être, ce portrait de Tolstoï. Mais il est plus petit que les autres portraits, il s‘y perd. Par contre, il y a dans la pièce (il regarde autour de lui et les compte) une, trois, quatre chaises. Elles frappent les yeux, elles sont utiles ; d‘elles on pourra discourir... Mais que m‘importent ces chaises? Alors que le portrait de Tolstoï, ou peut-être bien celui de Tchekhov, c‘est ce qu‘il y a pour moi ici de plus important, bien que petit et insignifiant. » Nous comptons, bien entendu, sur la sincérité du philosophe ; il est indéniable qu‘il en est qui sont fort au-dessus de tout soupçon ; on peut les croire sur parole... Sans doute, mais... on peut bien crier, au besoin, que rien ne va dans le monde, peut-on crier que rien ne va dans son propre corps ? Nietzsche peut-il dire « sincèrement » qu‘il est malade, Kierkegaard peut-il sincèrement avouer qu‘il est impuissant? Nous parlions un jour d‘une étude publiée par Marcel de Corte dans la Revue Carmélitaine (je crois). Sur Plotin et saint Jean de la Croix [2] : « Voyez, me dit Chestov, avec quelle naïveté de Corte, qui pourtant connaît admirablement son métier et ses textes, écrit que le philosophe ne peut connaître l‘expérience vécue du mystique, mais qu‘il peut néanmoins en donner la description, description valable en somme, étant donnée l‘incontestable sincérité de saint Jean de la Croix, de Plotin... Sans nul doute, il y a là sincérité! Mais si de Corte entend — et il entend — par sincérité identité de l‘expérience interne à l‘aveu explicite, quelle n‘est pas sa candeur! Comment serait-on “sincère” de cette manière? Il était impossible à Plotin de confesser sa pensée exacte sans passer pour un misologos — et être un misologos, à son époque, était chose plus grave encore que de nos jours ! Il essayait donc de poser ses questions comme si elles avaient été des questions orthodoxes — comme Aristote lui-même eût pu les poser... La sincérité de Plotin débordait ses textes. Il s‘est toujours couvert de la tradition platonicienne, voire aristotélicienne, il a passé sous cette étiquette ce qu‘il avait de plus personnel à dire, et qui n‘était pas toujours aussi orthodoxe qu‘on le dit.» [3] Mais est-ce seulement concevable que là où le Maître, que la pression de sa propre pensée tourmentait, n‘a osé qu‘à demi le disciple prenne sur lui de braver l‘opinion, le monde — et sa propre peur ? Étrange aporie! Si, confident de la source — ou presque — il la néglige, et se borne à montrer son maître dans la seule position de sa future statue, est-il encore un disciple ? Et si, par contre, il fait sienne cette pensée, court avec elle les mêmes périls, affronte le même scandale et la même solitude que son auteur — est-il toujours un disciple? Car, dans ce dernier cas, est-ce bien pour son maître qu‘il travaille, ou nous faut-il admettre que ce à quoi il se dévoue c‘est bien à ce qui fut la recherche constante de son maître, mais reprise pour son propre compte, et qu‘il n‘est fidèle à celui-ci que dans la mesure même où il a fait sienne cette recherche, l‘a signée de son propre sang, revêtue de toute sa personne ? Tant il est vrai que celui qui cherche « le plus important » n‘a, et ne peut avoir, de disciples. Le singulier — Aristote avait raison — n‘est pas objet d‘enseignement ; le secret ébruité n‘est pas, enfin ! un secret « connu» : ce n‘est qu‘une banalité de plus au monde. Ce n‘est pas dans cette sorte de préface que je me propose de dire en quoi consistait, pour Léon Chestov, le plus important; mais on aura compris, je l‘espère, que ce que je tente de raconter ici c‘est la raison pour laquelle je suis venu à lui, la raison aussi pour laquelle je ne ferai rien qui puisse concilier sa pensée avec le monde, avec l‘histoire, voire avec l‘histoire de la philosophie. S‘il ne dépendait que de moi que, d‘un léger coup de pouce donné à ses textes, il pût entrer de pied ferme dans la gloire des siècles et figurer dans le retable d‘honneur de la philosophie au lieu de demeurer, comme par le passé: un suspect, une voix clamant dans le désert, dussè-je être persuadé que mon abstention le condamne à l‘oubli éternel, et que jamais, jamais, lecteur ne s‘ouvrira à ses livres, je ne donnerais pas ce coup de pouce! Je ne ferais même pas l‘éloge de sa vertu, de sa bonté, du sacrifice de lui-même à sa mission, de sa vie pure et claustrée ; ce serait le faire servir au renforcement des valeurs qu‘il a le plus combattues. Il aimait pardessus tout l‘audace; il en avait manqué peut-être dans sa vie? C‘est dans son oeuvre qu‘il l‘a mise. Aussi m‘en tiendrai-je à son oeuvre seule quoiqu‘il m‘en coûtât de le faire. Est-ce seulement par fidélité? honnêteté? scrupule? vénération? Non pas ! S‘il avait été dur, méchant, orgueilleux, puéril, fantasque — comme l‘était peut-être Dostoïevski — aurais-je dû l‘en blâmer? l‘en excuser? S‘il n‘y avait eu que grâce en son génie, et point de mérite, aurais-je dû lui en savoir moins de gré que si, par contre, l‘effort l‘eût emporté sur le don? De quoi un honnête homme parlerait-il avec le plus de plaisir, Si ce n‘est de lui-même ? dit quelque part, aux termes près, le vieux Montaigne. Cela est assez finement remarqué. Il faut ajouter que, pour le lecteur aussi, il n‘est plaisir plus grand que lorsque son auteur consent à parler de soi. Cela n‘est vrai, néanmoins, que du lecteur d‘ouvrages littéraires. Il n‘est rien qui, par contre, répugne davantage au lecteur-philosophe! Tout comme Mallarmé refusait de jeter un sou par la fenêtre, dans la rue d‘où parvenait jusqu‘à lui la mélodie d‘un orgue de Barbarie, de peur de s‘apercevoir que l‘instrument ne chantait pas seul, le philosophe déteste les confidences: cela l‘obligerait à convenir que ce n‘est pas le Noûs lui-même qui parle à travers le porte-voix du livre, mais un homme, un homme en chair et en os, dont la présence, les manières et peut-être le ton seraient susceptibles de lui rappeler trop brutalement l‘indignité de l‘instrument. Je consens à l‘avance à ne pas choquer ce lecteur ; je bornerai au strict minimum mes confidences ; mais je ne puis m‘en passer ; autrement, bien des choses paraîtraient inexplicables. Il me faudra bien parler non seulement de Chestov — mais aussi de moi — afin de faire comprendre comment, pendant quelque quinze ans il fut mon maître — malgré lui —, je fus son élève — sans le savoir — et qu‘ainsi une substance passa de lui à moi, qui n‘était pas le moins du monde un enseignement, quoique ce fut plus et mieux que cela. Il est de fait qu‘aux temps anciens, tout comme aujourd‘hui, si on se sentait la vocation pour telle ou telle étude, on s‘informait du maître le plus illustre, le plus proche et le moins onéreux, on allait à lui dans l‘intention d‘y puiser le meilleur enseignement, voire même un métier productif — et ce sont les affinités électives qui décidaient, par la suite, lesquels de ces rapports de professeur à élève se mueraient en rapports de maître à disciple. Ce ne fut pas notre cas. Chestov n‘était professeur que malgré lui; il n‘aimait pas enseigner et, à l‘Institut Slave de Paris, tout comme à Kiev en 1919, en régime bolchevik — il ne professa qu‘à contre-coeur: il fallait bien gagner sa vie! Quant à moi, j‘avais vingt-six ans quand je le rencontrai ; il en avait cinquante sept ; mes études étaient terminées, ma vocation fixée ; je n‘avais jamais songé à la philosophie. Un jour que je le questionnais sur ses débuts, Chestov me raconta qu‘il avait fait des études de droit, n‘avait jamais suivi un cours de philosophie et que, après même la publication de ses premiers ouvrages, on le tenait pour un critique littéraire ; lui-même se tenait pour tel. Quand, vers le printemps de l‘année 1924, je rencontrai Chestov à Paris, dans le salon de Jules de Gaultier, quelles ne furent pas ma surprise et ma joie de faire la connaissance d‘un écrivain dont, un an auparavant, les Révélations de la mort m‘avaient profondément bouleversé (j‘avais écrit cinq ou six articles à propos de cet ouvrage) mais que — habitude d‘esprit assez mallarméenne — je n‘avais jamais songé à situer dans le temps et l‘espace, jamais conçu comme existant quelque part. Quand il m‘eut posé les questions d‘usage, je dus certainement lui faire, mot pour mot, la réponse qu‘il me fit plusieurs années plus tard : j‘avais fait des études de droit, je n‘avais jamais suivi un cours de philosophie, on me croyait — et je me croyais — poète et essayiste. Je m‘intéressais sans doute, et passionnément, aux idées; son livre m‘avait profondément excité, j‘en avais parlé à mes lecteurs. Quand à la philosophie proprement dite (et j‘entendais par là quelque chose de compliqué, d‘ennuyeux et d‘inhumain) je n‘y avais touché que fort peu, si ce n‘est à Schopenhauer, à Nietzsche et à Jules de Gaultier, qui avaient fourni à ma fiévreuse adolescence l‘idée enivrante d‘une justification esthétique de l‘univers, et — déjà ! — une première nostalgie d‘un au-delà du bien et du mal. De cette ivresse, à l‘époque où je rencontrai Chestov, je m‘étais délivré tout seul. Mon passage à travers l‘idéalisme fut bref. Je commençais déjà à balbutier les vraies paroles du monde, je m‘étais aperçu, en somme, selon la remarque de Heine, que je n‘avais pas la moelle d‘un dieu. L‘expérience à laquelle me conviait Bergson: m‘installer au centre de la durée, croire à l‘infaillibilité des données immédiates du moi, ne me séduisit guère ; je ne voyais pas où elle prétendait mener ; et menait-elle quelque part ? Je passai par une époque de crise, qui fut longue. Chestov me permit d‘aller le voir assez rarement au début et, en général, les jours de réunion, d‘invités. Il me montrait de la sympathie, s‘intéressait à mes occupations, à mes travaux. Nous ne causions guère philosophie, les essais qu‘il avait tentés n‘avaient pas été brillants. Deux ans plus tard, en 1926, lorsque parut la traduction française de sa Philosophie de la tragédie[4], il eut la bonté de m‘en adresser un exemplaire. Je lui écrivis une lettre de remerciements. [5] Je lui disais en toute simplicité que son livre m‘avait bouleversé — comme ses précédents ouvrages, par ailleurs — mais qu‘il avait aussi éveillé en moi un trouble que je prenais la liberté de lui communiquer : « Si la tragédie, le malheur, étaient la condition de la recherche de la vérité — et telle était sa thèse — qui donc jamais allait le suivre de propos délibéré ? Qui oserait se souhaiter à soi-même la tragédie, et fût-ce pour les beaux yeux de la vérité? Jamais, terminais-je, vous ne pourrez avoir de disciple. » En me rappelant le contenu de cette lettre, que je résume tant bien que mal, mais dont je conserve la ligne, je m‘aperçois que je n‘avais encore compris qu‘à moitié, j‘espère même n‘avoir pas écrit : «les beaux yeux de la vérité ». Quoi qu‘il en soit, quelques jours plus tard, je fus invité chez Chestov. Il y avait du monde. Chestov me fit un accueil dont le souvenir ne m‘a pas quitté. Il lut à haute voix ma lettre à quelques uns de ses amis qui se trouvaient là et me dit : « J‘ai tellement pris l‘habitude qu‘on me parle de mon “talent” d‘écrivain, de mes “dons” de critique, de la justesse ou de l‘arbitraire de mon interprétation de tel ou tel, que votre lettre m‘a véritablement surpris. Vous ne vous êtes pas intéressé à mon “style”, ni à mon flair psychologique, mais à la question elle-même. C‘est remarquable ! » Ce fut à partir de ce moment que Chestov commença plus particulièrement à me porter intérêt. Je ne saurais dire vers quelle époque il décida de me permettre de l‘aller visiter seul et que commencèrent nos entretiens, espacés d‘abord, puis de plus en plus fréquents, et dont la boule de neige ne fut interrompue que par sa mort. Pas avant 26, mais bien avant 29. Toutefois, cela n‘alla pas tout seul : j‘avais beau comprendre la « question » elle-même, je n‘étais pas moins d‘une ignorance à toute épreuve quant à sa matière et à son histoire. Bien que pour Chestov il n‘y eût rien au monde que la « question même », qu‘il souffrît toujours de ce qu‘elle demeurât incomprise (je me souviens par contre de la joie qu‘il éprouva lorsque Husserl, en un entretien qu‘ils eurent vers 1929, montra qu‘il en saisissait toute l‘importance), il ne voulait guère d‘une compréhension de sentiment, d‘intuition, qui négligeât — par ignorance — les obstacles quasi insurmontables que cette question, pour être acceptée, avait préalablement à vaincre. Cette question, centre de sa pensée, il la répétait inlassablement, bien que chaque fois revêtue d‘une autre illustration : voilà deux faits qui, en tant que faits, et empiriques, n‘ont aucun droit au prédicat de la vérité nécessaire et éternelle : ce chien enragé a été tué, Socrate a été empoisonné. Pourtant, la raison veut que ce soient là deux vérités, et encore deux vérités de même espèce ; elle exige que je n‘y voie aucune différence ; je dois les accepter, c‘est tout. Mais j‘ai beau faire, Socrate est bien autre chose que ce chien enragé ; je veux bien, à la rigueur, tenir pour une vérité apodictique ce fait : ce chien enragé a été tué ; mais je ne saurais jamais admettre que la même raison qui a créé une loi pour la conservation de la matière ait non seulement abandonné Socrate, mais encore décidé qu‘il était impossible à qui que ce fût — à Dieu même — de détruire cette vérité de si basse extraction, une vérité de pur constat, historique: « Socrate a été empoisonné », et de faire que ce qui a été n‘ait pas été. Comprendre cette question, la question existentielle par excellence, ce n‘était nullement, dans la pensée de Chestov, la tenir pour résolue. Comprendre, c‘était réaliser d‘abord, dans leur signification comme dans leur histoire, ces étranges idées: l‘impossible, le principe de contradiction, la nécessité, la « raison dans l‘histoire » ; c‘était aussi se saisir profondément de la signification de la démarche spéculative qui, par crainte de ce qui échappe à notre pouvoir, avait institué les évidences. Ambition étrange et sans mesure que celle qui veut arrêter le flot de l‘être par les digues des premiers principes et qui, ces principes une fois posés a priori, proclame avoir trouvé la «paix », le summum bonum, la béatitude — à savoir, non seulement la philosophia vera, mais encore la optima. Celui qui n‘a pas compris à quel point ce besoin de paix, de repos et d‘ordre est à la source de la spéculation, encore moins comprendra-t-il qu‘en cette paix même, en ce sommeil, en cet ordre on pût voir un obstacle à la possession de la vérité, et une haine infinie de l‘existence. Je dis bien : haine de l‘existence, car la matière, le sensible, le corps, le néant ne sont que des prête-noms, ce sont choses, par principe, mouvantes et périssables, alors que l‘essence qu‘on leur oppose est par principe le même, ce qui ne périt pas, ce qui n‘est pas né, l‘Esprit. Braver le principe de contradiction — parce qu‘on y étouffe — c‘est donner à la question sa véritable portée — sa portée non d‘argument, de réponse, de chose, pensée et résolue — mais sa portée de lutte, d‘attaque. Il ne s‘agit pas là d‘une attitude à professer — contraire à la vérité généralement admise — et à laquelle se tenir comme à un bien désormais acquis — il n‘y a que la pensée identifiante qui puisse « tenir » quelque chose ! — mais d‘un travail de Pénélope qui défait de nuit, pour elle-même, ce qu‘elle a tissé de jour pour le néant. Quand tel philosophe de notre connaissance disait d‘un air entendu: «Mais je ne crois ni à la vérité, ni au principe de contradiction, il se peut fort bien que deux fois deux ne fissent pas quatre », Chestov avait un sourire amer, désabusé. Quelle frivolité ! Il fallait, bien au contraire, avoir réalisé l‘immutabilité de la vérité, soit comme paix de l‘esprit, soit comme offense à l‘esprit — et celui qui ne l‘a pas réalisée n‘a jamais été un philosophe. Il fallait croire à l‘évidence, aux lois, à l‘impossible — et néanmoins éprouver en soi une résistance tenace, angoissée, inexprimable, se sentir au plus intime de soi blessé par ces limites, se révolter contre leur toute-puissance — contre l‘emprise, l‘enchantement qu‘elles exercent sur notre pensée. Il n‘y a philosophie existentielle que si l‘obstacle proposé par notre raison est senti comme immense, comme insurmontable ; il n‘y a foi véritable que si le miracle est senti comme impossible, absurde. Cogito, sum; certum est quia impossibile. Telle est, d‘après Chestov, l‘immense pensée que Descartes entrevit — et manqua. Devant ma prompte compréhension, Chestov se montra pendant longtemps réticent, prudent, sceptique ; il craignait l‘enthousiasme. Pouvait-on se fier à quelqu‘un qui n‘avait pas lu, à la source, ni Aristote, ni Leibniz, ni Hegel; qui n‘avait pas appris tout au long de l‘histoire quel était, et combien puissant était, cet obstacle qu‘il fallait exorciser? Le jeune homme qui se tenait devant lui si plein de bonne volonté ne se voulait pas un « philosophe» — et d‘ailleurs il avait tout à apprendre s‘il eût voulu le devenir. Tâche séduisante que de l‘éduquer — mais tâche ingrate! Ce fut donc sans prise de décision que, au hasard de leurs rencontres, Chestov se proposa de le « dégrossir ». Chose étonnante ! ce qu‘il voulait m‘enseigner ce n‘était pas sa doctrine, mais la doctrine des autres ; ce dont il voulait me pénétrer c‘était, d‘abord et premièrement, d‘une profonde et solide intelligence des principes qui commandaient au besoin spéculatif. S‘il avait décidé de faire de moi un philosophe, il s‘y serait certes pris autrement, plus méthodiquement, il m‘eût conseillé les manuels, etc. C‘est du moins ce que j‘avais pensé tout de suite ; mais il y a des chances que je me sois trompé : lui-même n‘avait pas débuté de la sorte, il se pouvait qu‘il eût cette méthode en horreur — il n‘était venu à sa considérable érudition latine et grecque, aux sources, qu‘au fur et à mesure que l‘avait sollicité sa soif. De fait, il m‘engagea à lire les auteurs dont on parlait à l‘époque, Husserl, Heidegger, me poussa à les étudier sous couleur que cela serait utile à mon expérience « littéraire » — et plus utile encore si je m‘astreignais à l‘obligation de faire, et même de publier, des comptes rendus de mes lectures. Je me mis aussitôt au travail. Il se réjouit fort de me voir accepter de bon coeur ces tâches, trouva les résultats appréciables. Pendant des années il ne me conseilla aucune lecture sans me prévenir qu‘elle était au-dessus de mes moyens, que je n‘y arriverais pas aisément... J‘avoue, quant à moi, que je ne parvenais pas à comprendre la docilité avec laquelle j ‘acceptais ces « pensums». C‘étaient des mois de travail pénible et souvent aride — l‘idée ne m‘avait même pas effleuré de devenir « philosophe », je m‘accordais à ces travaux (auxquels je m‘attelais pourtant) aucune valeur d‘oeuvre « personnelle », même alors qu‘ils furent publiés, qu‘ils éveillèrent certain écho. J‘étais persuadé — et le suis encore — que je n‘obéissais à Chestov que pour lui faire plaisir, je ne voulais pas compromettre par un refus l‘amitié qu‘il m‘avait accordée gratuitement ; les heures que je passais en sa compagnie étaient le meilleur que j‘eusse rencontré dans la vie et, tout compte fait, il avait certainement raison : ce ne pouvait pas me nuire que d‘étudier les philosophes, c‘étaient en effet d‘excellents « exercices» que ces essais de main-mise sur le Difficile. Peut-être bien qu‘aussi — mais au plus obscur de la conscience — je me sentais touché par le mépris qu‘il témoignait aux semi-doctes, par le grand cas qu‘il faisait des connaisseurs de textes, bien qu‘il m‘exceptât généralement de ce mépris et me consentît des circonstances favorables ; mais il n‘est pas impossible que je voulusse mériter son estime. Naturellement, je ne lui fis guère part de ma feinte. Je ne voulais pas le décourager d‘une entreprise qui me semblait devoir être, pourtant, en pure perte. J‘ai par ailleurs le sentiment qu‘à cette époque lui-même ne se faisait guère d‘illusions. Il dut souvent s‘avouer la déception qu‘il éprouvait devant le fait que l‘être qui s‘était le plus attaché à lui et, en lui, à ce qu‘il tenait pour l‘essentiel, n‘était pas de la partie. Mais peut-être que, pas plus que moi, il ne voulut rompre le charme et se berça de l‘illusion — je pense au Pygmalion de Bernard Shaw, du moins au film tiré de cette pièce — qu‘un jour, à force de patience, la crasseuse petite fleuriste de Covent-Garden finirait par parler l‘anglais sans accent d‘une parfaite lady. J‘avais été jusque-là comme la plupart des gens, je n‘avais rien compris à la philosophie proprement dite. Je n‘y voyais qu‘un sphinx sans énigme et déjà, dans les dialogues de Platon, un acharné combat, dont la signification m‘échappait : se pouvait-il qu‘il y eût là conflit véritable ? Platon reprochait à ses adversaires de ne tenir pour réelles que les seules choses que l‘on peut voir, que l‘on peut à pleines mains étreindre (Théot., l55.e.) — et cela me semblait d‘une vue juste ; mais comment se faisait-il que Platon, et avec lui tous les philosophes, ceux appelés réalistes par dessus tout, bien qu‘en conservant la soif d‘étreindre à pleines mains les choses intelligibles, ne voyaient plus rien, mais rien du tout, de ce que l‘on voyait avec les yeux? Se pouvait-il qu‘ils fussent véritablement si candides, qu‘ils ne vissent pas même ce qui crève les yeux du plus ignorant ? Et d‘autre part, tous ces faiseurs de Théodicées — tous, d‘Aristote à Leibniz, de Spinoza à Hegel — qui proclamaient que le monde était une réussite et un chef-d‘oeuvre, se pouvait-il qu‘ils ne vissent pas le mal et l‘horreur qui s‘y trouvaient? Et, s‘ils voyaient tout cela, pourquoi si maladroitement essayaient-ils de nous le celer? Pour quelle raison mentaient-ils, afin que cette chose si précieuse entre toutes — l‘existence — manquât à jamais du prédicat de la réalité, de la vérité? Je souffrais aussi de la confusion lexique : dans quel but sournois avoir conservé ces noms : être, beau, bien, joie, à de purs rapports qui ne gardaient, de toute évidence, aucun contact avec leur signification verbale — et allaient même à l‘encontre — mais n‘en profitaient pas moins de la confusion délibérée ? C‘est ce fond nietzschéen en moi que, dès l‘abord, je retrouvai dans Chestov, ce goût pour le concret, le vivant, la personne, le drame, la propriété des termes. Mais Chestov me fit comprendre le pourquoi de ce langage, de ces substitutions, de ces naïvetés conscientes ; le pourquoi de cette haine vouée par la spéculation à l‘existence ; le pourquoi aussi de la résistance obscure de l‘existence contre la spéculation... Il me fit comprendre que la bonne voie n‘était pas celle que j‘avais suivie : dédaigner la spéculation ; qu‘il fallait, tout au contraire, aller jusqu‘aux sources du conflit, provoquer le Minotaure chez lui. Il parlait... et, tout à coup, le Musée Grévin poussiéreux qui, jusque-là, avait figuré pour moi l‘histoire de la philosophie, se réveilla de façon hallucinante. Sous les armures médiévales des techniques, le caparaçon des procédés, les gaines des formules logiques et des obscurités voulues, je compris les grandes batailles sournoises que se livrèrent des hommes vivants, âpres, terribles, sans merci. Je voyais à l‘oeuvre la calomnie, le poison subtil, le coup de poignard dans le dos, sous le masque joué de la sérénité, de l‘indifférence, de l‘équité philosophique. La cruauté, mais l‘impuissance aussi et la feinte; la conversion habile de l‘avidité de biens terrestres refusés en avidité de biens intelligibles, l‘angoisse devant la danse folle de l‘être, l‘envie de l‘arrêter à tout prix. Et, par dessus tout, cette ambition démesurée d‘édifier, au-delà du sensible qui échappe à notre prise, sur lequel nous n‘avons aucun pouvoir, un no man‘s land irréel, idéal, où l‘homme eût enfin le pouvoir de domination, bien que négatif, où il pût enfin partager avec Dieu la seule vertu qu‘on lui avait consentie : celle de contempler, impuissant, des vérités qu‘il n‘avait pas créées. Y eut-il jamais historien de la philosophie aussi perspicace, aussi profond, qui poussât aussi loin cette audace, cette tolma que craignaient tant les Grecs? Non, ce n‘étaient pas des figures de cire que ces grands sages indifférents mais des hommes pleins d‘appétit qui voulaient, dans le vaste écoulement du créé, du périssable, du mouvant, posséder, tenir quelque chose entre leurs mains branlantes, quelque chose de fixe, de solide, qu‘ils ne dussent demander à personne, sur lequel ils eussent pouvoir. Inoubliable après-midi ! A peine étais-je arrivé, Chestov préparait le thé, et, je ne sais comment, les premières banalités échangées, les événements du jour exfoliés, le crépuscule nous trouvait en pleine marée, en plein dialogue philosophique. Dialogue? Je me flatte! C‘était un monologue, un soliloque, j‘étais à peine présent, un véritable dialogue de l‘âme avec elle-même ! Pendant des années je n‘osai m‘y mêler ; j‘attrapais par bribes cette pensée fulgurante dont je devais éliminer la peau, les grains, je veux dire les nombreux textes latins et grecs auxquels, plus tard, j‘allais m‘habituer. Quand je fus davantage au courant, je crus comprendre qu‘il était meilleur de ne pas intervenir dans le monologue, susciter des contradictions, montrer mes troubles... Je pris l‘habitude de peser la substance chez moi, la séance terminée, d‘essayer tout seul de résoudre les doutes, de deviner les réponses, de les attendre au tournant. Je sentais les questions qu‘il ne fallait pas poser, je savais que, ces questions, Chestov se les était posées et que, par ailleurs, moins une réponse était possible et plus importante lui paraissait la question. Je sentais aussi qu‘aux véritables questions une sorte de pudeur empêchait de répondre, qu‘on ne pouvait même pas répondre: « j‘aime », quand on aimait vraiment. Le roi Lear et sa bonne fille Cordélia! Que de fois, au début, j‘eus envie de lui demander: « croyez-vous? », « avez-vous la foi ? » — ce à quoi ses derniers livres devaient répondre amplement. Cependant, je retenais ma curiosité ; elle me semblait inconvenante. Je me donne raison aujourd‘hui, en relisant ce passage de Potestas Clavium, page 98 : « Il me paraît qu‘il suffit de demander à un homme : Dieu existe-t-il ? pour le mettre aussitôt dans l‘impossibilité de donner une réponse quelconque à cette question ; et je crois que tous ceux qui y ont répondu, affirmativement ou négativement, parlaient de toute autre chose que de ce qu‘on leur demandait. Il y a des vérités qu‘on peut voir, mais qu‘on ne peut pas montrer. Et ce ne sont pas uniquement les vérités qui concernent Dieu ou l‘immortalité de l‘âme... Je ne veux pas dire qu‘on ne peut pas en parler. On le peut, et même fort bien. Mais c‘est précisément lorsqu‘on ne questionne pas à leur sujet. Si étrange que cela paraisse, elles craignent les questions. » J‘écoutais donc. Je me bornais à aiguiller le débat sur tel ou tel problème, je touchais seulement au déclic, je le faisais revenir discrètement sur les matières mal comprises. Ce n‘était pas là mon attitude «naturelle », il fallait que je fusse enchanté, car je me connais aussi bavard qu‘un autre et, dans les occasions ordinaires, tout comme un autre, je laisse à peine à mes interlocuteurs le temps de finir leur pensée ; je crois la comprendre avant qu‘ils ne l‘aient formulée... Mais, avec Chestov, je ne comprenais jamais assez ; même quand il répétait une idée pour la centième fois, je la voyais encore nouvelle ; je me sentais l‘envie de l‘arrêter, de l‘immobiliser, afin d‘en tirer tout le jus, de capter ce qui, en elle, durait. Pourtant, ma compréhension avançait à grandes enjambées; ce n‘était pas seulement meilleure préparation, bonne volonté de part et d‘autre ; les années avaient passé aussi et, avec les années, survint l‘accomplissement de ce que j‘avais écrit à Chestov dans ma lettre de 1926 : qu‘il n‘aurait jamais de disciple volontaire, qu‘il fallait aussi que ce qu‘on n osait pas se souhaiter, arrivât : le malheur. Il vint. Chestov le comprit et en sut mesurer toute l‘étendue, bien avant d‘avoir lu la dédicace que je mis à mon poème Ulysse publié en 1933. Si j‘avais rencontré Chestov dix ans plus tôt, peut-être eussè-je connu un autre visage. Il existe en effet un premier Chestov, angoissé, fiévreux, batailleur, celui de ses premiers livres : l‘Idée du Bien chez Tolstoï et Nietzsche et la Philosophie de la tragédie; il répond, en raccourci, à cette attitude : « Si la nature est cruelle, implacable, impitoyable, est-ce une raison pour que la pensée le soit aussi ? La pensée n‘a pas à imiter la nature ; elle doit surmonter la nature ; elle doit chercher Dieu. » Il existe un second Chestov, railleur, cynique et immoraliste, d‘un humour à la fois savoureux et irritant, un Voltaire du négatif. Les ouvrages de cette seconde période n‘ont pas été traduits, pour la plupart. Mais tel il se dessine dans Aux confins de la vie, tel encore dans la première partie du Pouvoir des clefs, publié dix ans plus tard. Il y a là aussi une volonté de danger, de risque, de Schwindelfreie, une tension de liberté telle qu‘elle confine à l‘anarchie : il faut faire table rase de toutes les valeurs humaines ; on verra bien après ! Puis, ce fut la guerre, la révolution, la fuite de Russie, l‘exil en Europe, le commencement de la solitude, des privations, de la vieillesse. C‘est ce troisième Chestov que j‘ai connu, qui avait déjà rencontré le malheur, la pensée de Luther, et l‘idée que le péché originel c‘était... notre connaissance. Ce Chestov n‘est pas aux antipodes des autres deux, il les prolonge, les couronne ; les affluents n‘ont pas fait que d‘élargir le lit, ils lui ont donné aussi plus de mobilité et de fond. Non, les temps ne l‘avaient pas abattu ! A chaque souffrance, à chaque impuissance découverte, il avait sécrété, en réponse, une résistance, une violence, un entêtement nouveau. Sur le seuil de la vieillesse son esprit commençait à peine, avec une vigueur accrue, la lutte de toujours. D‘année en année, sous mes yeux, son âme devint de plus en plus tendue, davantage rejetée sur sa plus fine pointe — plus acérée, plus hardie. On avait traduit ses livres en français, en anglais, en allemand, on avait écrit sur lui au Portugal, en Hollande — on l‘admirait — mais, de son avis, personne ne l‘avait compris ; néanmoins, il persista. Jamais il ne fut aussi d‘aplomb que dans son dernier livre, publié à sa soixante-et-onzième année, jamais il ne fut aussi intact qu‘à la veille de sa mort. Il tenait pour capitale la pensée socratique que la philosophie n‘est qu‘une préparation à la mort. Au moment de sa mort, il était fin prêt. Prêt pour affronter ce grand et ultime combat qui, selon Plotin, attend les âmes. Ce fut seulement vers 1934 qu‘enfin je compris sa solitude, sa mission, la tragédie d‘une destinée qui s‘était, d‘elle-même, proposée pour cible à l‘échec, à la tragédie, à la laideur, au chaos. A l‘époque que j‘appelle la seconde, Chestov avait écrit: «Quand bien même les générations futures dussent se retourner de nous avec horreur, quand bien même l‘histoire dût nous flétrir du nom de traître à l‘oeuvre de l‘humanité, nous continuerons à composer des hymnes à la gloire de la laideur, du chaos, de la folie, des ténèbres. » (Confins, p. 153.) A la même époque, il osait louer Schopenhauer et Nietzsche de nous avoir offert «le noble exemple d‘une complète indifférence à l‘égard du bon sens et de la logique », et féliciter le premier de ses « contradictions splendides et bien vivantes» (id., pp. 161-163). La philosophie, d‘après lui, devait troubler et non pas tranquilliser les hommes (ib., p. 10); elle devait, tôt ou tard, devenir une philosophie de plein-air (Pouvoir des clefs, p. 269). Au non ridere, non lugere, necque detestari, sed intelligere de Spinoza, il répondait: « Le droit de se plaindre et de maudire la destinée, quoique peu enviable, est tout de même un droit. » (Confins, p. 74.) Quand la troisième époque fut venue (j‘espère que le lecteur ne m‘en voudra pas de cet arbitraire et grossier écartèlement d‘une vie en « époques »), Chestov n‘eut pas à changer d‘avis, bien qu‘il ne le craignît nullement — qu‘il espérât beaucoup, même, de la mobilité de la pensée ; ce fut le ton seul qui changea. En effet la bataille, brutalement, avait changé de visage; on ne se battait plus aux portes, le fer était entré dans la cité. Cela était vrai du monde; c‘était encore plus vrai de lui-même. Il avait été obsédé dans sa jeunesse par le cri de Hamlet: « The time is out of joint. » Le temps était sorti de ses gonds, la philosophie s‘évertuait à le remettre en place. Mais Chestov déjà s‘écriait : «Je ne ferai rien pour le remettre en place! Qu‘il se brise donc en morceaux! » Quand le sol tremble — ainsi traduisit-il plus tard cette même pensée — la philosophie s‘escrime à remettre sous nos pieds un sol artificiel. Eh bien, il vaudrait mieux que le sol tremblât! Et le sol trembla. Il trembla sous le monde. Il trembla dans son coeur. Elle entra en lui, avec le tremblement accepté, cette conscience, dont avait parlé Epictète, de notre impuissance devant la nécessité. Et avec cette impuissance, le besoin non de consolation, mais de réveil. Terrible effort, tension extrême — c‘était là ce qu‘il appelait « le plus important », et qu‘il définit ainsi: « La tâche de sa philosophie (celle de Plotin), qu‘il avait lui-même décrite par ces seuls termes to timiôtaton, était la délivrance du cauchemar de la réalité visible. » Je développe ailleurs la pensée de Chestov sur ce point; je ne fais que montrer ici son reflet dans nos conversations, son jaillissement au contact de la vie, du dernier événement, voire du journal : « Si je dis : ce cendrier existe, me voilà obligé d‘accepter toutes les conséquences impliquées par l‘existence de ce cendrier. Sans doute, en ce moment, ce cendrier nous sert à tous les deux pour poser la cendre de nos cigarettes, il nous est utile ; je veux bien, partant, qu‘il soit. Mais si ce cendrier se transformait, s‘il devenait Hitler ou la peste noire, me voilà forcé d‘accorder l‘être à la peste noire ou à Hitler. Or, je pense que ce cendrier a été posé ici pour quelque chose ; et la peste noire aussi ; ils peuvent demeurer encore un certain moment, ou s‘évanouir aussitôt. Rien ne m‘autorise ni ne m‘oblige, de penser que la peste noire est — je veux dire qu‘il n‘y a rien à faire pour qu‘elle ne soit plus : elle est, donc elle a été et elle sera — rien ne peut faire qu‘elle n‘ait pas été. Sans doute, la spéculation a besoin qu‘il en soit ainsi. Mais si Maître Eckhart (on parlait de lui, à propos du livre de Rudolph Otto) [6] s‘appuyait sur la Bible, comme le dit Otto, il saurait bien que je puis changer de méthode: renoncer à la spéculation qui me contraint d‘accepter la peste noire et recourir au de profundis Domine ad te clamavi, qui me permet de la refuser. Il n‘y a pas de Fait. Il y a toujours une logique qui pose le fait, le sanctifie et le rend éternel. » Quand Hitler eut mis l‘Autriche sous sa botte, Chestov, très abattu, me dit : « C‘est un fait. Je suis contraint de l‘accepter. Mais personne, jamais, ne pourra me persuader que ce fait soit digne du prédicat de la vérité.» Une telle attitude de pensée (il n‘y avait qu‘à l‘entendre parler, qu‘à regarder le visage tendu de ce grand vieillard), n‘avait rien d‘un paradoxe, d‘une boutade : cette bataille perdue d‘avance que tant d‘hommes avaient entreprise — et jusqu‘à la mort — pour redresser le péché moral de l‘être, pour la première fois quelqu‘un se trouvait l‘entreprendre pour redresser son péché métaphysique, pour affirmer ses droits métaphysiques. Quel infini besoin de liberté — de la vraie — qui tient que c‘est faillir à la vérité que de couvrir de sa dignité les contenus les plus répugnants, uniquement parce qu‘ils ont le pouvoir de contraindre notre esprit à les juger inéluctables. La raison a si peur de cette liberté-là, qu‘elle feint de n‘y voir qu‘une manifestation de l‘homo animalis, ou du moins une invite à l‘homo animalis à se libérer de ses instincts, à exercer sur le monde ses plus basses passions. Ce qui est immoral, selon la raison, ce ne sont pas les appétits sordides de l‘homme, mais ses appétits les plus nobles, les appétits de son existence en tant qu‘existence créée et bénie. Aimer l‘homme pour lui-même, en tant qu‘homme et non en tant que concept, pour lui-même et non en tant que chair à canon de l‘idée, c‘est là ce qu‘elle entend par homo animalis. Vous voyez d‘ici, la révolte de cet être périssable qui ose rêver qu‘en droit, sinon en fait, ce sont les idées qui doivent obéir à l‘homme, et non l‘homme aux idées! Une réelle angoisse pour son prochain pointait en Chestov, angoisse pour cet homme à qui la philosophie a prodigué les blâmes, les devoirs et les consolations — mais qu‘elle a privé de secours réel — pour cet homme qui a été abandonné par ceux-là mêmes dont le devoir était de le mettre au centre de leur question « Comment concilier le christianisme avec la philosophie grecque ? Voyez-vous, Héraclite avait dit que la guerre est le père et le roi de tout [il cite le texte original], alors que le Nouveau Testament dit clairement que le premier commandement de Dieu c‘est tu aimeras ton Dieu, et le second : tu aimeras ton prochain. Or, c‘est tout à fait remarquable : les mystiques : un Eckhart, un Tauler, un Ruysbroek l‘Admirable ne parlent que du premier commandement, c‘est ce qu‘on appelle la doctrine théocentrique. Ils lui sacrifient le second. Le prochain est du périssable, du contingent, il n‘existe pas. — Vous parlez toujours des hommes vivants, me dit B. ; or, Bouddha l‘a déjà prouvé : ils n‘existent pas. Il est venu par là non seulement au secours des hommes, mais même au secours de Dieu. Mais qu‘ai-je besoin du Bouddha? Spinoza ne dit pas autre chose : Dieu est la substance, les hommes ne sont que des modes. En lui-même, Spinoza a livré une telle bataille entre substance et mode, qu‘il a vaincu son mode, il est devenu substance. Il faut avouer que, le prochain mis de côté, on peut parvenir, avec des difficultés certes, à concilier les choses : on ne trouve pas toujours la vérité, mais on la trouvera un jour, on la cherche, etc. Mais, si le prochain existe, il ne s‘agit plus de la vérité, il faut lui venir en aide. Et comme cela nous est impossible, le problème devient insoluble. » Ce fut donc vers l‘année 1934 que je décidais de noter, en rentrant chez moi, de mémoire, sans qu‘il s‘en doutât, bien entendu, ce qui, parmi ce qu‘avait dit Chestov au courant de la conversation, m‘avait le plus frappé. Chestov m‘avait déshabitué à penser selon les résultats, à compter avec les jugements de l‘histoire et, bien qu‘en fait Dieu se prononçât rarement, sinon jamais, Chestov n‘en appelait pas moins à Lui de l‘histoire, tout comme Pascal de Rome : ad tuum Domine tribunal appello. Plus je vivais auprès de lui et moins je songeais qu‘il était un philosophe, que je pouvais être son disciple. Disciple de quoi, en somme? Cet homme, devant moi, n‘enseignait guère, il se souciait fort peu d‘enseigner quoi que ce soit. Seul, devant Dieu, il luttait ; ce n‘est pas des consolations qu‘il sollicitait, mais sa miséricorde, afin que le cauchemar s‘évanouît de notre science de l‘être, avec ses maux et ses horreurs, et que se réalisât la promesse : « Il n‘y aura rien d‘impossible pour vous. » « Y eut-il un seul parmi les philosophes qui admît Dieu? A part Platon, qui n‘admettait Dieu qu‘à moitié, tous les autres ne recherchaient que la sagesse », écrivait-il au début de sa préface de Potestas Clavium ; et cette question lui était un véritable tourment. Sa question était irrecevable, la survivance d‘un âge révolu : l‘histoire n‘en voulait pas. Ce n‘était pas un grand écrivain exposant ses idées, mais une vox clamantis in deserto, plus ermite dans sa chambre de la rue Alfred-Laurent, à Boulogne, que dans les sables de l‘Egypte. Un « grand écrivain» — à quoi bon? D‘ailleurs ce grand écrivain, ce grand penseur, n‘avait éveillé aucun écho réel dans le monde. Quand on se fut aperçu que ce grand écrivain, que l‘on avait loué au début pour son audace, s‘acharnait après des « chimères» (Schwärmerei, dans le langage de Kant) tout le monde le déserta, même des amis, ses livres ne recueillirent plus aucune voix, bientôt on cessa d‘en parler, on ne signala même pas leur parution en librairie, il ne se trouva plus d‘éditeur pour les derniers. Il ne témoigna nullement de la souffrance — pourtant bien légitime — de se voir méconnu, son travail méprisé ; ce qui l‘ulcérait c‘était toujours, et plus que jamais, le refus d‘entendre « sa question ». Il eût accepté avec joie de demeurer anonyme, d‘être volé, plagié, pourvu que la question fût bien posée, entrât dans l‘esprit des hommes. Quand il eut reconnu qu‘on ne l‘écoutait pas, qu‘on n‘ouvrait plus ses livres, et qu‘il eut le sentiment qu‘une certaine attention était éveillée à mon sujet, il me pressa d‘écrire, de répéter ses problèmes, me pria de ne pas le nommer, me reprocha de lui avoir dédié mon Rimbaud, de crainte, disait-il, que son amitié ne me fermât les portes. Pendant des années, je me suis multiplié ; ce n‘était plus pour lui faire plaisir à présent ; à mon tour j‘avais épousé la question. Au commencement il ne lisait mes études qu‘une fois parues; il m‘en signalait les défaillances, mais n‘aurait pas voulu que je les corrigeasse parce que il m‘en avait parlé ; vers la fin, pour les deux études que je lui consacrai, il me demanda à en prendre connaissance avant leur parution ; il se montra inquiet à leur sujet, mais fut heureux de constater que je ne me froissais pas, que j‘étais décidé à les recommencer autant de fois qu‘il le faudrait ; ce n‘était jamais « le plus important » tout seul, il me fallait y parvenir : « On vous écoute, vous ; il vous faut donc poser la question; et non pas pour eux seulement — mais pour vous-même. Ne croyez surtout pas avoir surmonté les difficultés ; elles sont encore en vous. » Quand ces études parurent, l‘une dans une revue de doctrine catholique [7], l‘autre dans la Revue philosophique [8], il en eut une véritable joie : « Vous voilà enfin, m‘écrivit-il de Châtel Guyon où il passait régulièrement ses vacances, parmi les philosophes “savants”. » C‘était dit avec cette pointe d‘humour qui lui était familière, mais il était vraiment satisfait : et n‘étais-je pas son oeuvre? Mais je serais injuste si je permettais de croire qu‘il songeât le moins du monde à quelque futur légataire universel de sa doctrine ; forcément je ne parle ici que de nos rapports philosophiques. Je ne saurais dire l‘affectueuse sympathie, la tendresse avec laquelle il se pencha sur moi pendant des années, la manière dont il s‘intéressa à mes affaires, à mes chagrins, à mes ouvrages poétiques, la quantité de lettres que je reçus de lui et qui, presque toutes, me demandaient d‘aller le voir, de le tenir au courant des moindres événements de ma vie. Lui-même me parlait à présent sur un ton de confidence qu‘il n‘avait jamais eu auparavant: « Qu‘est-ce que j‘ai fait depuis quarante ans? On vous dira: rien. Et pendant ce temps, pas une pensée de ma vie qui n‘ait été cette question constante : ce que nous prenons pour la vérité, est-ce bien à la source de la vérité que nous sommes ailés le prendre? Je me le suis demandé pendant longtemps, vainement. Puis, l‘idée m‘est venue du péché originel (en tant qu‘origine de notre connaissance). Oh, c‘est très difficile de penser cela... de s‘y maintenir... c‘est pourquoi il faut y revenir tout le temps... pour soi. Ne croyez pas avoir résolu la difficulté. Mais il faut, du moins, que le problème soit posé : ce n‘est peut-être tout de même qu‘un cauchemar que l‘existence ? » Et une autre fois : « Plus les années passent, et plus s‘accroissent en moi les difficultés de croire que l‘on peut renverser le mur, surmonter l‘impossible. Loin de m‘y être habitué, d‘avoir trouvé dans la lutte une vertu pacifiante, elle m‘apparaît de plus en plus dure, malaisée, impraticable. Mais tant qu‘il restera en moi de l‘espoir aussi fin qu‘un cheveu, je refuserai d‘appeler la Nécessité “sainte”. (Comme Schelling...) Et même si je n‘avais plus d‘espoir du tout. » A la page 195 de son Pouvoir des clefs, Chestov avait émis cette pensée qui, plus que ses boutades sur les contradictions magnifiques et bien vivantes, montre clairement ce qu‘étaient, dans son esprit, les «prolégomènes à toute métaphysique future» : « Quel est donc l‘objet de la philosophie : examiner la signification de l‘ensemble et chercher par tous les moyens à édifier une Théodicée sur le modèle de celle de Leibniz et des autres sages célèbres, ou bien suivre jusqu‘au bout les destinées des individus, autrement dit, poser des questions qui excluent d‘avance la possibilité de réponses raisonnables quelconques ? » C‘était là, certes, une révolution astronomique dans l‘histoire de la pensée spéculative, une de ces pensées d‘orage qui rompent les tranquilles amarres des âges, une de ces intuitions fulgurantes qui se fussent trouvées autrefois sur le chemin de Bergson, si Bergson l‘avait parcouru jusqu‘au bout, s‘il n‘avait sacrifié finalement à l‘ambition d‘édifier une Théodicée précisément, ce moi réel, vivant et créateur de nouveauté qu‘il avait osé dresser un moment face à l‘impersonnalité du monde et de l‘intelligence. Mais ce que Chestov avait écrit à propos de Schelling s‘avéra aussi exact de Bergson : ce n‘était pas à lui qu‘il avait été donné d‘être « le Luther de la philosophie ». Ce moi réel, ce moi vivant, nul mieux que Chestov n‘en dressa l‘enquête, nul plus passionnément que lui ne comprit qu‘il fallait le suivre jusqu‘au bout, et cela non pas en tant que moi en général, comme le fit Bergson, mais en tant que moi singulier ayant un nom, porteur d‘une expérience à lui, et à lui seulement. C‘est ainsi que Chestov s‘installa, non au centre d‘une durée pure, mais au centre de la durée propre d‘un Dostoïevski, d‘un Tolstoï, d‘un Shakespeare et non pas pour contempler un pur écoulement créateur de nouveauté vitale, mais pour se mêler à ce mouvement même qui était particulier à Dostoïevski, ou à Shakespeare, mettant au grand jour un drame que la durée peut bien charrier, tout comme l‘espace le peut déplier, mais qu‘elle ne saurait créer à elle seule. Ce qui fait, selon Chestov, tout l‘intérêt de ce drame c‘est qu‘il transcende cette étrange création que Bergson, comme tout le monde, s‘évertue à appeler « révolution » et qu‘il s‘obstine à penser « naturelle » ; le drame s‘y fait jour précisément au moment où le naturel bute contre quelque chose qui dépasse l‘intelligence, c‘est le soudain, le saut qui entre en jeu. La liberté n‘est pas le fruit mûr du moi seul, le moi « naturel » n‘est pas « libre ». Il arrive un moment où l‘individu perd ses assises, le contrôle des événements, désespère de son « caractère », s‘accroche à l‘absurde : c‘est alors que commence la personnalité vraie et que s‘instituent les problèmes destinés à demeurer sans réponses « raisonnables quelconques ». Mystérieuse durée, qui porte en son ventre un monde de nouveauté : mais non moins mystérieuse matière, mystérieux esprit et mystérieux deus absconditus qui, selon les anciens Hébreux, avait créé et continue de créer : durée, matière et esprit ; dieu vivant qui n‘a rien à partager avec le moteur immobile d‘Aristote, ce dieu qui ne crée pas plus des personnes singulières et vivantes qu‘il n‘est lui-même singulier et vivant. Dieu n‘est pas, dans le « système» de Chestov, la simple conséquence logique d‘une doctrine acculée à l‘impasse par ses folles prémisses. Il est une réalité vécue par quelques-uns, par des individus uniques et irremplaçables. Parmi ces destinées singulières, les uns ont trouvé Dieu dans le malheur, d‘autres dans la joie à d‘aucuns Dieu s‘est donné qui ne l‘avaient pas cherché, à d‘autres il s‘est refusé qui l‘avaient ardemment sollicité ; les uns ont été admis à la seule joie de la terre, à d‘autres ont été réservées les joies de l‘au-delà ; il n‘est pas qu‘un seul chemin pour aller à Lui, il n‘est pas qu‘un seul chemin pour en revenir. Quelle vue extraordinairement pénétrante Chestov a eue de Nietzsche, lorsque, parlant de son athéisme, il écrivait qu‘il n‘y avait pas là un devoir négligé, mais un droit perdu... Et de Spinoza, lorsqu‘à l‘appel de Dieu demandant une personne de bonne volonté pour aller dire à ce peuple : Ayez des oreilles pour ne pas entendre et des yeux pour ne pas voir, il le fait répondre, à l‘instar d‘Esaïe : Ecce ego, mitte me, me voici, envoyez-moi. Ce n‘est pas le « désir » ni l‘« amour », mais le besoin de Dieu qui est au centre de la pensée chestovienne ; le besoin d‘un dieu créateur et tout-puissant, de ce Dieu qui a le pouvoir, et peut-être aussi le vouloir, de faire que n‘aient jamais été les souffrances de Job, les bûchers de l‘Inquisition, la mort de Socrate : qui peut, et peut-être même veut-il, rendre à Kierkegaard sa fiancée perdue, rendre à l‘homme son paradis perdu. Est-il concevable que l‘humanité, jamais, accepte un tel Dieu? Un dieu vivant, et non pas un moteur immobile et immuable, dont la sagesse est imitée de la nôtre — une sagesse qui ne pardonne pas? Béante et sans conciliation possible est la séparation de ces deux sagesses ; car l‘une dit : « La nécessité ne se laisse pas persuader » (Met, 1015.a.32) et l‘autre : « Dieu essuiera toute larme de leurs yeux, et la mort ne sera plus, et il n‘y aura plus ni deuil, ni cri, ni douleur — car les premières choses auront disparu. » (Apoc. XXI. 4.) Béante et sans conciliation possible est aussi la séparation de leurs théories de la connaissance: « Vous vous rappelez peut-être, dans mes Balances de Job, la petite anecdote que je raconte sur la reine d‘Angleterre et ses suivantes. Dans sa loge, au théâtre, la reine s ‘assoit sans regarder s‘il y a un fauteuil là où elle désire s‘ asseoir. Les suivantes, par contre, tournent la tête pour s‘assurer qu‘il existe un fauteuil pour s‘asseoir... Telles sont les deux sources de la vérité métaphysique : d‘après l‘une, il y a un fauteuil parce que je veux m‘asseoir ; d‘après l‘autre, je ne puis m‘asseoir que s‘il y a un fauteuil... » Ceux-là mêmes qui, un bon moment, avaient suivi Chestov ne purent supporter, à la longue, une telle tension de pensée. C‘est lourd à porter cette effrayante certitude qu‘il n‘est pas de paix possible entre Jérusalem et Athènes, entre la raison et la foi, entre la science et la métaphysique. Il est malaisé de vivre dans un univers arbitraire sans le moindre lot de terre ferme, sans le moindre soupçon d‘un ordre, d‘une structure, d‘une vérité éternels ! Que bouge l‘univers puisqu‘il n‘y a rien à faire, mais que demeure stable, pour le moins, le ciel étoilé de nos concepts. Le monde ne dépend pas de nous ; il a été créé par un Autre ; mais les idées sont faites de nos mains ; elles sont faites à notre image — et il nous faut un dieu de tout repos, un dieu qui garantisse la possibilité de lois naturelles et de structures de l‘être, un dieu qui se soit dessaisi, au profit de notre raison, de cette puissance panique et explosive qu‘est la libre volonté. Un dieu tout trouvé ; et qui a fixé une fois pour toutes les conditions de la vie ; à quoi bon un dieu qu‘il faille chercher encore ? et toujours ? Pour pouvoir dormir, ou, dans le langage des hommes: agir, il nous faut, comme le roi Saul, supprimer toutes les sorcières du royaume de la pensée; le moindre mystère est un deux ex machina qui peut déclencher les pires maux ; tenir pour réelle la moindre chose inintelligible et ne fût-ce qu‘une poussière, c‘est comme si l‘on dormait toutes portes et fenêtres ouvertes. L‘épée des mille et une nuits arabes pend sur l‘histoire de la philosophie ; il lui faut inventer chaque nuit une nouvelle et fantastique théodicée afin de tenir l‘ennemi en haleine et reculer indéfiniment l‘échéance fatale qui ne saurait pourtant tarder. Mais la science, que nous mettons en oeuvre pour maintenir debout un monde faux et dont nous sommes les seuls dieux, n ‘ est sûrement pas celle dont nous aurons besoin au grand jour de la mort: « Savez-vous, me disait Chestov un jour, que l‘écrivain hollandais qui avait publié une dissertation sur moi vient de changer d‘avis ? Il m‘écrit qu‘il craint qu‘en luttant contre les évidences, on ne perdît le plus clair de cette énergie qui nous est nécessaire pour lutter contre l‘empirique. Et c‘est juste. Mais il n‘a pas remarqué ceci : qu‘on ne lutte contre les évidences que lorsque l‘empirique a vaincu. Jusque-là, bien entendu, il faut faire ce qu‘on peut... » Jamais, je crois, une si forte clarté n‘a été projetée et si simplement, sur le positif et le religieux, mais en même temps, jamais il n‘a tant été accordé à la raison, avant qu‘elle ne fût niée. Il arrivait souvent à Chestov de craindre, même, que ce fût là le seul enseignement qu‘on gardât de lui : « Il est vrai que l‘on me pardonne beaucoup à cause de mon “honnêteté” me disait-il. En effet, j‘ai toujours dit que le “mur” demeure et que seule la tête qui le frappe, s‘y brise. Et puisque la tête seule de l‘audacieux est brisée — rien n‘est perdu ! L‘important, n‘est-ce pas, c‘est que le mur demeure... » Peut-être eussè-je mieux fait de conseiller au lecteur de ne lire cette sorte d‘introduction, qu‘après avoir lu les études qui suivent. Mais, après tout, il pourra toujours y revenir, s‘il a tant soit peu à coeur de comprendre vraiment ce que Chestov cherchait, ce qu‘il appelait avec Plotin to timiôtaton. Sans doute un Socrate, lui aussi, chercha « le plus important », et même le trouva, quand il comprit que la philosophie était une préparation à la mort. Mais ce ne fut pas quand, sur les rives de I‘Ilissus, il discourait avec Phèdre de la nature du Beau, non pas lorsqu‘il avouait un si terrible amour pour cette gymnastique: la dialectique. Quand il mourut, ses disciples parlèrent de sa vertu, de sa grandeur, ils l‘appelèrent le plus sage et le plus juste des hommes ; mais il ne se doutèrent pas un instant qu‘autres étaient les dialogues de Socrate avec eux, et autres ceux qu‘il échangeait, de nuit, avec son démon. A côté du lit de mort de Chestov, auprès d‘une copieuse bible russe, un livre était ouvert qui portait sur le Vedânta, un passage était marqué au crayon : Nicht trûbe Askese kennzeichnet den Brahmawisser, sondern das freudig hoffnungsvolle Bewusstsein der Einheit mit Gott. (Ce n‘est pas une pénible ascèse qui marque celui qui a connaissance de Brahma, mais la conscience joyeusement confiante de l‘unité avec Dieu.) Ainsi, jusqu‘au dernier instant de sa vie, la réflexion de Chestov aura porté sur le rapport entre l‘homme et Dieu. Tel était, en effet, son to timiôtaton: une recherche qui ne se fait pas en commun, où il n‘y a maître ni disciple, et où l‘homme seul, après l‘évanouissement des évidences, attend « les révélations de la mort ». Non pas une soif avide dé connaissance afin de combler notre impuissance envers les choses, non pas un hymne à l‘idole sur les rives de l‘Ilissus, mais une lamentation super flumina Babylonis : « Tu avais dit, Seigneur: “Vous êtes des dieux et les fils du Très-Haut.” (Ps. LXXXII.) Tu avais dit aussi : “Le dernier ennemi qui sera détruit, c‘est la mort.” (1. Cor. 15, 26.) Comment t‘eussè-je édifié une sagesse, une connaissance, une métaphysique — tant que la mort est là et que nous ne sommes pas des dieux ? Comment eussé-je osé poser au-dessus de Toi, ces feux follets tremblotant à la surface de mon esprit, de cet esprit qui hait le monde que Tu as créé ? Puisses-Tu réaliser la promesse, écouter le cri que nous poussons vers Toi des profondeurs de l‘abîme ; car nous ne pouvons plus chanter. Quomodo cantabimus canticum Domini in terra aliena ? (Comment chanterions-nous le Cantique du Seigneur, sur la terre étrangère?) » [1]. Traduit complètement depuis et édité par Flammarion (Paris, 1971) sous le titre Sur la balance de Job. [ Dossier Fondane ] |