home    intro    texts    links    biblio

Entretiens avec Leon Chestov
par Benjamin Fondane

(c) Dans "Rencontres avec Léon Chestov", textes établis et annotés par Nathalie Baranoff et Michel Carassou, Paris, Plasma, 1982


I've given an English translation of this text. For easy reference footnotes have been arranged immediately at the end of each date. AK


[ 1 ] [ 2 ] [ 3 ]


J'ai rencontré pour la première fois Chestov, un jour du printemps 1924, chez Jules de Gaultier. J'avais, deux ans auparavant, publié en roumain quelque six chroniques [1] sur ses Révélations de la mort (sa dernière oeuvre publiée en roumain) et j'ignorais absolument s'il était vivant ou mort, de notre siècle ou du siècle dernier. Je ne l'avais jamais imaginé quelque part, sinon peut-être tout de même en Russie. Et soudain, devant moi, ce grand vieillard sec, maigre, dans le salon vieillot des de Gaultier.
Mon émotion fut vive, et telle je l'exprimai, je crois.
Je laissai parler de Gaultier et Chestov et me souviens seulement que de Gaultier comprenait mal la prononciation française de Chestov (que celui-ci améliora par la suite) et que Chestov comprenait assez mal la doctrine métaphysique de de Gaultier. L'une et l'autre n'étaient pas pour me gêner. Et je traduisis pour de Gaultier les termes de Chestov, comme j'expliquai à Chestov ce que voulait dire de Gaultier.
Je crois que Chestov fut étonné de mon adresse et plus encore de l'accent de ferveur vive et batailleuse que j'apportai dans la discussion. Nous sortîmes ensemble.
C'était la première fois de ma vie que je me sentais intimidé. Sa fille Tatiana prit mon adresse et l'on décida de m'inviter chez eux à la première occasion.
De 1924 à 1929, je ne retrouve dans mes papiers qu'un seul mot de Chestov :

7, rue Sarasate, 3 mai 1924

«Cher Monsieur,
Demain, le 4 mai, à 4 heures, dans l'après-midi, il y aura chez moi une petite réunion d'amis français et russes. Vous nous feriez grand plaisir si vous veniez aussi chez nous. Je vous serre cordialement la main. »

La plupart du temps, ce furent des lettres de Tatiana Chestov qui me convièrent à leur rendre visite, rue Sarasate d'abord, puis rue de l'Abbé-Grégoire, rue de l'Alboni, rue Letellier. J'ai gardé peu de souvenirs de cette époque. Chez Chestov j'étais regardé plutôt comme un ami de Tatiana. Personnellement il parlait rarement avec moi philosophie, je le voyais rarement seul à seul ; très rarement, presque jamais. Il me montrait quelque sympathie, mais découragée. Surtout depuis certaine conversation (sur le pont de Passy, je crois) où il m'avait demandé, à brûle-pourpoint, quel était le philosophe que j'aimais le plus. Intimidé, je l'étais ; j'avais conscience de mon peu de bagage; mon philosophe avait été, jusque-là, Jules de Gaultier et, à travers lui, Nietzsche, le Nietzsche de l'Origine de la tragédie. Mais je n'osai nommer le premier, devinant que Chestov ne l'avait pas en grande estime (philosophique !).
Je répondis que jusqu'à présent j'avais puisé ma philosophie chez les artistes, les poètes, je nommais Remy de Gourmont, que Chestov ignorait. Je craignais de le nommer, lui, Chestov, à qui j'étais pourtant attaché, bien. qu'avec de fortes résistances — pensant que cela ne lui ferait aucun plaisir de se savoir élu — alors que je ne connaissais que lui. Il fut déçu et je rougis. Cet échec me poursuivit, me persécuta pendant longtemps.
Ce fut en 1926 qu'un premier contact sérieux s'établit entre lui et moi. Il m'offrit un exemplaire de la traduction française, qui venait de paraître à la Pléiade, de Dostoïevski et Nietzsche (la Philosophie de la tragédie [2]). Je lui écrivis une lettre pour le remercier de l'envoi [3] Je lui disais, à peu près, combien il était malaisé de la suivre, car pour pénétrer sa pensée, pour y parvenir, il fallait, de son propre avis, avoir traversé quelque intime désastre... Et j'ajoutais quel est l'homme qui, par amour de la vérité, oserait se souhaiter, à lui-même, de tels désastres ? qui, de plein gré, accepterait d'être son disciple ?
Quelques jours plus tard, je reçus une invitation de Tatiana. Il y avait du monde, en soirée, rue de l'Abbé-Grégoire. Chestov m'aborda.
«Je suis tellement habitué, me dit-il, à ce qu'on m'écrive que j'ai du talent, que ma pénétration de Dostoïevski est grande, que mon style, etc... que voilà peut-être la première fois que quelqu'un comprend la question elle-même. »
Il montra ma lettre à tout le monde.

L'idée ne m'était pas venue encore de prendre des notes de nos conversations ; j'en étais même fort loin ; j'ai horreur des journaux intimes. Ainsi, l'oubli pèse sur beaucoup de nos rencontres, de plus en plus fréquentes, des années qui suivirent.
Ce n'est qu'en 1934. que j'eus le sentiment profond et bouleversant que personne n'avait vraiment saisi la pensée de Chestov, que ses oeuvres étaient ou peu lues, ou pas lues du tout, qu'il vivait dans une solitude absolue et terrifiante, que j'étais seul admis à l'entendre et à le comprendre et que, si je ne me décidais à noter ses entretiens, personne ne le ferait. C'est alors que, à mon corps défendant, j'entrepris, en rentrant chez moi, de fixer quelques unes des idées les plus remarquables qu'il avait jetées dans la conversation. Mais j'avais une telle horreur de copier une chose vivante (et dont j'étais certain de garder le souvenir, de toutes façons) que mes notes furent brèves et rares. D'autre part, sa conversation, ou plutôt son monologue (car je l'interrompais peu, tout juste assez pour ranimer le propos) était si plein de textes grecs et latins, il portait sur des questions si ardues concernant l'histoire de la philosophie, que, bien qu'écoutées ardemment, j'avais de la peine à me ressouvenir exactement de ses paroles. J'eusse commis, en les reproduisant, des bévues certaines et grossières. Même lorsque plus tard je fus plus au courant des questions, j'eus des difficultés. D'autre part, je n'osais lui faire répéter ses propos, ou lui faire épeler les noms — de crainte qu'il ne se doutât de mes intentions. Il devait les ignorer jusqu'au bout je ne voulais ni gêner la simplicité de ses cours (ce furent souvent de véritables cours), ni lui donner des scrupules — car il aurait pu penser qu'en notant, je travestissais, je trahissais sa pensée.
J'ai gardé quelque cent vingt lettres qu'il m'écrivit de 1929 à 1938 : une seule entre 1924 et 1929, celle citée plus haut. Il faut dire que ces lettres, en général, ne sont pas d'un intérêt exceptionnel. Non seulement de longs développements eussent été inutiles — car j'allais le voir fort souvent — mais aussi, Chestov détestait écrire et terminait le plus souvent ses lettres par un: «Venez me voir et nous reparlerons de tout cela. » De plus, j'étais un de ses rares correspondants à qui il devait écrire en français, et outre que cela le fatiguait, il avait conscience de s'y exprimer mal. Il ne s'attardait donc pas à la correspondance — comme, par exemple, lors de mes deux voyages à Buenos Aires, ou lors de vacances annuelles qu'il prenait à Châtel-Guyon, dans le Puy-de-Dôme.
La moitié de ces lettres sont motivées par des invitations, des rappels, de petits services qu'il me demandait, etc. J'ai omis de les reproduire ici. Les autres portent sur des sujets que je n'avais pas cru utile de noter, et qui, aujourd'hui, me rappellent des conversations oubliées. Comme je n'ai commencé cette sorte de journal qu'en 1934, je me suis permis de reproduire des parties de lettres écrites par lui entre 1929 et 1934, non pour leur intérêt extrême (pour la plupart elles se rapportent à moi et à mes travaux), mais pour jalonner les étapes de cette période sans souvenir précis. Que le lecteur m'excuse de le faire patienter, et de lui faire payer cher le goût qu'il prendra, je l'espère, à ces entretiens.
Des entretiens, pas même, mais des monologues car je n'avais pas cru bon de consigner aussi mes interventions dans le dialogue. Je le regrette aujourd'hui.
A cette époque déjà, il eut l'idée de m'acheminer vers l'étude sérieuse des livres de philosophie. Il me parlait souvent de Husserl et me conseilla d'écrire un petit article sur celui-ci, dans Europe, en me servant des nombreux textes du philosophe allemand qu'il avait cités dans son étude sur lui [4]. Sur ces entrefaites, Husserl vint à Paris, tenir une conférence en Sorbonne. C'est à cette visite que se rapporte la carte que je reçus.

[1] B. Fundoianu, « Léon Chestov », Adeverul Literar, Bucarest, 1923.
[2] La Philosophie de la tragédie. Dostoïevski et Nietzsche, Paris, Ed. de la Pléiade, 1926.
[3] Annexe 1. (Lettre de Fondane à Chestov - voir ci-après)
[4] «Memento mori. A propos de la théorie de la connaissance d'Edmund Husserl », Revue philosophique. janv.-févr. 1926. Étude incluse dans le livre de Chestov, le Pouvoir des clefs.



[ Lettre de Fondane à Chestov ] [ Annexe I ]

Ce 17 janvier 1927

Cher Grand Ami et Maître, je viens de terminer la lecture de Dostoïevski et Nietzsche; à la place du livre égaré par la poste, Schloezer m'en a offert un autre. Il est vrai qu'y manque sur la première page, votre écriture.
Je ne saurai vous dire la curiosité passionnée que je mets à suivre votre pensée, toute. Ce n'est pas en technicien cependant que je vous suis, ce dont je dois vous demander pardon. Mais Copeau, qui a créé le «Vieux Colombier », disait vouloir employer à son théâtre des hommes qui n'ont rien connu ni mordu d'aucune façon à la technique de ce métier. Peut-être pensez-vous pareille chose du philosophe — car je n'en suis pas un, vous le savez très bien — et me permettez-vous quand même d'y rien comprendre.
Vous vous rappelez peut-être qu'un jour sous le viaduc de Passy, vous m'avez demandé quelle était l'influence la plus profonde que j'avais jusqu'alors éprouvée. Le souvenir de mes réponses m'est encore pénible. Mais pouvais-je vous répondre ? Je traverse pieds nus la crise morale de ce siècle, je me cogne au suicide prêché par un mouvement artistique qui m'est proche, je m'efforce de conserver à l'Art une portée qu'on lui refuse de plus en plus — tantôt fortifiant une pensée d'attaque, tantôt abandonnant armes et bagages. Il n'est idée qui m'ait semblé tonique que je n'aie caressée, que je n'aie essayée, me cramponnant aux vieilles idoles logiques qui promettent si peu mais qui tiennent leur promesse, me refusant à l'horreur de cet arbitraire que je touche cependant de mes coudes et vers lequel je ne sais quelle sympathie me pousse. Qui triomphera de moi? Lequel des maîtres que j'aime sera le révélateur, lequel l'adversaire? De Nietzsche j'aurais dû vous parler mais je m'étais déjà aperçu, grâce à vous, que je l'avais mal lu, que j'aimais en lui son éloquence, le professeur [?] d'orgie logique, l'artiste aussi — mais rien de ce qu'il appelait l'artiste tragique et que vous mettez à nu si bien. Vous me faites non seulement comprendre Nietzsche, Tolstoï etc., mais aussi des hommes auxquels vous n'avez pas pensé, Rimbaud, Baudelaire. J'ai eu même un instant l'idée de vous soumettre quelques textes, de vous intéresser à Rimbaud par exemple tant votre pensée me semble de nature à pouvoir éclaircir certains grands mystères.
Ma jeunesse s'est passée à adorer les sceptiques. De Pascal même je n'acceptais qu'un morceau que je lisais mal, essayant de croire qu'il se moquait de la relativité des choses alors qu'il se moquait de la raison elle-même. Je comprends aujourd'hui que les sceptiques sont des croyants qui se mettent à genoux devant la Raison, l'expérience. Cette attitude, dont je rêvais comme de la plus noble, je n'en veux plus. Il me tarde de savoir ce que je veux. Dans ce chemin je vous trouve tout seul et de vous trouver me fait plaisir mais ne laisse pas de m'épouvanter. Je peux avec vous poser le problème mais ne peux y aboutir. Je me refuse encore de vous suivre et c'est avec une peur pleine de délices. Ne souriez pas. Je voudrais que cela fût du dilettantisme. Vous même pensez qu'il faut un malheur pour franchir l'obstacle et je n'ose me le souhaiter. Y viendrais-je tout seul ?
Vous demande pardon de vous entretenir de lui et vous prie d'accepter ses souhaits pour vous et les vôtres pour la nouvelle année,

Fondane

[27 février], 1, rue de l'Alboni

« Cher ami, dimanche le 3 mars, à quatre heures, Husserl viendra chez moi. Voulez-vous bien venir aussi — il faut que vous le voyiez de plus près. »

J'y allai. Husserl parla. On lui posa des questions. Chestov fut un hôte parfait, et ne se mêla pas de la conversation. Il fut bien gêné lorsque Mme Rachel Bespaloff, s'attaquant vivement et brillamment à Husserl, crut bon de s'appuyer sur lui. Heureusement, selon la coutume russe, elle l'appela continuellement Lev Isakovitch (de son prénom et de celui de son père) et Husserl ne comprit nullement quel était ce fameux contradicteur auquel Mme Bespaloff se référait sans cesse. Je ne me souviens de rien d'autre. Peu de temps après Europe accueillait mon article sur Husserl [1](article que j'ai repris et développé plus tard, dans la Conscience malheureuse, mais fondé, cette fois-ci, sur l'étude directe des Méditations cartésiennes de Husserl parues entre-temps en français). Je me rappelle que Chestov fut extrêmement étonné que je me sois si habilement débrouillé sur un terrain «technique » dans lequel il me jugeait absolument novice — et qu'il me félicita chaleureusement.

[1]. «Edmund Husserl et l'oeuf de Colomb du réel », Europe, no. XX, 1929, pp. 331-344.


[28 juin 1929], 3, rue Letellier

«Pas de nouvelles de vous, cher ami, où êtes-vous. J'espérais vous voir chez Jules de Gaultier le lundi. Vous n'êtes pas arrivé. J'espérais que vous viendriez me voir, vous n'êtes pas venu non plus. Et j'ai à vous dire beaucoup de choses agréables sur vos deux articles, celui des Cahiers [1] et celui d'Europe [2]. Le second est vraiment excellent, quoique le premier aussi soit bon. Passez donc chez moi, nous en causerons. Prévenez-moi seulement par une carte, afin que je vous attende. »

Je note ici, pour mémoire, que j'avais écrit de ma propre initiative l'article d'Europe. Ce ne fut pas le cas pour celui des Cahiers de l'Étoile ; c'est Mme de Manziarly qui avait demandé à Chestov de lui désigner quelqu'un qui pourrait écrire sur lui; il parla de moi. Je me souviens qu'il m'avait déjà recommandé, de même, à une revue qui devait s'appeler la Pensée française ; l'article fut écrit, mais il ne parut jamais. Il était, bien qu'admiratif, assez réticent, je crois. Il marquait de ma part des hésitations visibles. Chestov ne crut pas bon de me reprendre et me laissa l'envoyer tel quel.
En juillet 1929, je partis faire une série de conférences à Buenos Aires, où j'avais été appelé par Victoria Ocampo. Je l'avais connue chez lui, un soir, lorsqu'elle y vint accompagnée d'Ortega y Gasset, dirigée là par le Comte de Keyserling qui lui avait recommandé expressément de visiter, à Paris, Chestov et Berdiaeff. Je causais avec elle dans un coin de la grande pièce de la rue de l'Alboni (Chestov habitait alors chez Mme Balachowski, sa soeur), lorsque Chestov s'approcha de nous, et lui dit:
« Méfiez-vous de lui, c'est un coupeur de têtes. »

[Adolfo Bioy Casares - Vous avez connu tous ceux qui gravitaient autour de la revue Sur, l'une des plus importantes d'Amérique Latine: Borges bien sûr, mais aussi Roger Caillois, qui vécût la seconde guerre mondiale depuis Buenos Aires, et votre belle-soeur Victoria Ocampo, qui était en quelque sorte l'égérie du groupe. Quels ont été vos rapports avec Sur?
- Victoria Ocampo était insupportable. Elle était très autoritaire. Elle n'avait pas d'amis, seulement des vassaux. Tous ceux qui l'entouraient devaient accepter ses ordres. Mais son rôle à la tête de la revue Sura été très important. C'est une revue qui a duré de longues années. Je n'appartenais pas au groupe car je n'avais pas les mêmes goûts littéraires que Victoria Ocampo. - my note A.K. - from this webpage.]

Elle en rit beaucoup. Je ne restai en Argentine qu'un mois et demi, cela explique que je ne trouve rien, dans ma correspondance, qui se rapporte à cette époque. Je profitai de mon séjour à Buenos Aires (où j'étais allé parler des films abstraits) pour tenir à la Faculté des lettres une conférence intitulée : « Léon Chestov et la lutte contre les évidences [3] », texte qui ne fut jamais publié. Je lui envoyai simplement un exemplaire de l'invitation à ma conférence, qui comportait, bien entendu, le titre déjà cité. Dès mon retour, je reçus cette carte:

Dimanche, [14 octobre] 1929, 3, rue Letellier

« Enfin, Cher Ami, vous êtes de retour. Nous sommes très impatients de vous voir et d'entendre le récit de votre voyage extraordinaire, voire surnaturel. Venez après-demain (mardi) passer la soirée avec nous...»

C'est à mon retour de Buenos Aires que j'écrivis, coup sur coup, mon livre de poèmes Ulysse (que je ne lui montrai pas) et la première version, à peu près abandonnée par la suite, de mon Rimbaud le Voyou, dont je lui soumis le manuscrit.

[1]. Les Cahiers de l'Étoile où j'avais publié un article « Léon Chestov, témoin à charge», qui n'a aucun rapport, par ailleurs, avec celui qui, sous le même titre, a paru plus tard dans ma Conscience malheureuse. N.A. [Cahiers de l' Étoile, Paris, mai/juin 1929, pp. 344-364.]
[2]. L'article s'intitulait « Un philosophe tragique: Léon Chestov ». N.A. [Europe, no XIX, 15 janv. 1929.]
[3] Conférence faite le 12 septembre 1929.


Le 14 mars 1930, 3, rue Letellier

« Je ne vous écris, Mon Cher Ami, que deux mots. J'espère que nous nous verrons chez Jules de Gaultier après-demain — pour vous féliciter seulement : votre livre est, à mon avis, excellent. J'ai déjà fini tout — et je trouve qu'il y a là ce que j'apprécie le plus — un véritable entrain et une grande tension de la pensée. Chez J. de G. nous fixerons le jour où nous pourrons nous voir et causer de votre livre. Or, à bientôt. Saluez de ma part votre Soeur. »

Au printemps 1930, j'entrai aux Studios Paramount comme assistant-metteur en scène et, plus tard, scénariste. On y travaillait de jour, de nuit, quelquefois plus de douze heures de suite, voire le dimanche et les fêtes — et je n'eus ni le temps de voir souvent Chestov, ni celui de travailler pour moi. Vers l'été de cette année il partit, comme d'habitude, pour Châtel-Guyon (Mme Chestov y exerçait toute la saison) [1] et c'est là-bas que je dus lui adresser une lettre désespérée, si je m'en rapporte à la réponse que j'en reçus.

[1] Les diplômes de docteur en médecine d'Anna Chestov, obtenus en Russie, n'étaient pas reconnus en France. Aussi avait-elle effectué de nouvelles études pour exercer la profession de masseuse médicale.


Châtel-Guyon (Puy-de-Dôme), le 22 août 1930

«Enfin, un mot de vous, mon cher ami ! Mais, hélas un mot bien triste ! Toujours pour gagner la vie — perdre la vie ! Et pas un seul mot de votre livre sur Rimbaud — mauvais signe ! Ou (bien) je me trompe? Vous n'avez pas encore de réponse définitive ? J'attends avec beaucoup d'impatience les nouvelles sur vos pourparlers avec la N.R.F. Si vous avez quelque chose n'oubliez pas de me le communiquer: une carte postale ne demande pas beaucoup de temps.
Quant à mon article dans la Rev. Phil.[1], Tania m'a écrit qu'elle a reçu déjà un exemplaire, mais seulement un seul... Je reçois une lettre de Leipzig m'annonçant que le numéro du Forum Philosophicum avec mon article est déjà paru (Regarder en arrière et lutter [2]). Je vais lui écrire qu'il vous envoie un exemplaire et que 'vous en donnerez un compte rendu dans les Cahiers de l'Étoile. Entendu?
Chez moi, rien de nouveau. C'est ma femme qui gagne à présent notre vie et moi je ne fais rien. Je me promène et même je me distrais au cinéma ! Ne m'en veuillez pas : cet hiver j'irai à Cracovie [3] toujours pour gagner ma vie.»

[1] Léon Chestov, « Parménide Enchaîné », Revue philosophique, juil.-août 1930.
[2] Forum Philosophicum, New York-Leipzig, no. 1, juillet 1930.
[3] Chestov a fait un exposé au congrès « Internationaler Verband fur Kulturelle Zusammenarbeit », Cracovie, 23 au 25 octobre 1930.


Le 12 novembre 1930, 19, rue Alfred-Laurent, Boulogne-sur-Seine

«Me voilà de retour à Paris, mon Cher Ami. Quand pourrai je vous voir? Êtes-vous toujours si occupé, comme avant mon départ ? En tous cas, faites votre possible pour venir me voir — je suis bien impatient de savoir ce qu'il y a avec vous de nouveau. Seulement, prévenez-moi par lettre afin que je puisse vous attendre. »


Boulogne, 22 septembre 1930

« Il y a huit jours que je vous ai envoyé une carte, mon Cher Fondane pour vous annoncer que je suis à Paris et vous prier de venir chez moi le plus vite possible. Non seulement vous n'êtes pas venu — vous n'avez même pas répondu. Est-ce que la carte ne vous a pas rejoint? Répondez donc! Ou bien venez quand vous serez libre... Pour aller chez moi, il vous faut prendre le no. 25 à Saint-Sulpice. Vous arrivez avec lui jusqu'au bd Jean-Jaurès (Boulogne), et allez plus loin dans la même direction : la seconde rue à gauche est celle d'Alfred-Laurent ; le no. 19, la maison que j'habite. »

Presque une année écoulée, sans nulle trace dans ma correspondance. L'été revient.


Châtel-Guyon, 8 août 1931

« Mon Cher Ami, votre carte dans laquelle vous nous annoncez la bonne nouvelle de votre mariage [1] nous est arrivée, il y a quelques jours. Je ne vous réponds qu'aujourd'hui parce que je n'étais pas certain que vous habitiez l'Hôtel Bellevue à St-Jean-d'Arve, qui est représenté sur la carte postale. A présent, vos huit jours de vacances sont déjà finis et je peux vous écrire à Paris pour vous féliciter, de ma part et de la part de ma femme, et vous souhaiter, à vous, à votre femme et à votre soeur, tout le bonheur qu'on peut avoir sur la terre. J'espère que lorsque nous serons de retour nous nous verrons chez nous, pour vous féliciter non par lettre, mais personnellement...
Chez nous, pas de grandes nouvelles. Je suis mon traitement — c'est bien ennuyeux. Mais dans une semaine ce sera fini — c'est déjà plus agréable. Ma femme travaille, comme toujours. A la fin de la semaine prochaine, nous attendons l'arrivée de ma fille Nathalie avec son mari, avec lequel nous allons étudier un peu la théorie des quanta. Il est bon physicien et a des connaissances qui sont nécessaires pour s'approprier cette théorie. Quand nous nous reverrons, je serai, peut-être, un peu au courant. [...] Si vous trouvez un moment libre pour m'écrire quelques paroles, vous me ferez beaucoup de plaisir... »

[1] Le mariage eut lieu le 28 juillet 1931. Sur une fiche d'état-civil daté du 14 janvier [1931] de la mairie du Ve arrondissement de Paris sont mentionnés comme témoin Léon Chestov et Constantin Brancusi. La fiche est reproduite dans le no. 2-3 de la revue Non lieu consacré à Benjamin Fondane.


Septembre 1931, Boulogne

«Mon Cher Ami, j'étais en train de vous écrire que je suis à Paris quand votre lettre est arrivée. Venez le plus vite possible... Apportez votre article sur Heidegger — je suis très impatient de le lire. Or, à bientôt, j'espère, demain... »


Le 1er novembre 1931, Boulogne

«Mon Cher Ami, les raisons pour lesquelles vous êtes si mécontent d"'Une Heure Avec" [1] ne me paraissent pas claires. De même je ne comprends pas très bien ce que vous racontez dans votre lettre à propos de votre article. Mais, comme vous me promettez de venir bientôt chez moi, je ne vous ennuierai pas de questions. Tâchez seulement de tenir votre promesse et de venir le plus vite possible. Or, à bientôt. »

[1] « Une heure avec Léon Chestov », par Frédéric Lefèvre, les Nouvelles littéraires. Paris, 24 octobre 1931. N.A.


6 novembre 1931, Boulogne

« Votre silence, mon cher ami, commence à m'inquiéter. Est-ce que tout va bien chez vous? Tout le monde bien portant? Ecrivez-moi au moins quelques paroles. pour que je sache ce qui se passe chez vous — ou mieux encore, si vous êtes libre venez me voir. »


Le 5 décembre 1931, Boulogne

« Mon Cher Ami, il ne m'était pas, bien entendu, agréable, de lire dans votre lettre que Gallimard refuse de publier votre livre — mais, à vrai dire, il fallait s'y attendre. Les affaires sont mauvaises partout, tout le monde ne pense qu'à faire des économies — et comme on ne peut pas se refuser d'aller au café ou au dancing, on se refuse d'acheter des livres ! Je me console un peu par ce que vous m'écrivez au sujet des Cahiers du Sud. Si votre article y parait [1] peut-être que vous aurez aussi pour l'avenir une place pour d'autres articles. Possible que vous réussissiez même aussi d'y publier quelques chapitres de votre livre...
Je vous attends donc pour ce dimanche ou pour dimanche prochain.»


Le 15 février 1932, Boulogne

« Quelques lignes seulement, mon cher ami, pour vous dire que les Cahiers du Sud ont déjà annoncé votre article et comme preuve (quelquefois les preuves sont utiles et même agréables), je vous envoie une petite coupure de la revue.
Encore je peux vous proposer... un appartement! Dans la maison où habite ma soeur, Madame Mandelberg, 15 avenue Reille...
Voilà tout ! Pour conclure, j'ajouterai qu'à mon avis il est déjà passé assez de temps depuis notre dernière rencontre, en sorte qu'il vous faudrait commencer à réfléchir à une nouvelle rencontre... »

Je ne me rappelle pas à quelle occasion je lui donnai à lire le manuscrit de mon poème dramatique « Le Festin de Balthazar », dont la première version remontait à 1922, et que je venais de récrire [2]. Il l'avait lu, probablement, m'avait conseillé certaines modifications et j'ai dû lui renvoyer le manuscrit. Cette lettre en témoigne, écrite le:

[1] Mon article sur Heidegger (N.A.) [« Sur la route de Dostoïevski: Martin Heidegger », Cahiers du Sud. Marseille, juin 1932, no. 141, VII, pp. 378-398.]
[2] Texte inédit.


23 avril 1932

«Excusez-moi, mon cher ami, si je suis un peu en retard avec ma lettre. Aussitôt reçue votre pièce. je l'ai relue, mais ces derniers temps j' éprouve toujours une fatigue ennuyeuse qui m' empêche de faire comme le petit effort nécessaire pour écrire une lettre. J'espère qu'après le repos d'été ça passera — mais à présent il ne me reste qu'à me résigner.


Il me semble que vous avez bien fait [de changer] la fin de votre pièce. Seulement une parole me paraît n'être pas bien choisie. C'est la parole : "Miracle". Il ne faut pas, à mon avis, trop souligner la pensée la plus profonde de Balthazar. Au lieu de dire : "Il n'y a pas de miracle ! Il n'y a pas de miracle !" ne serait il pas mieux de le faire simplement se rappeler Daniel ? et omettre complètement l'explication précédente : "Le Roi vient de découvrir." Je ne suis pas sûr que je puisse me faire comprendre dans cette lettre, mais, toujours, il me semble que c'eût été mieux de faire voir que, pour Balthazar, sa victoire était plutôt son échec et que, dans les recoins invisibles et cachés de son âme, il eût souhaité plutôt la victoire de Daniel que son propre triomphe. Nous en reparlerons quand nous nous verrons.[1]
Je vous remercie aussi pour le numéro des Nouvelles Littéraires, l'article de B. [Brunschvicg] est très significatif. Et spécialement la conclusion : "J'ai toujours enseigné — laisse-t-il dire à Bergson — que c'est l'esprit qui doit dominer le corps." Mais qui donc n'a pas enseigné cette grande vérité? Valait-il la peine d'écrire un livre [2] afin de répéter une fois de plus ce qui a été répété des milliers de fois depuis des siècles ? Ça m'a tout l'air que Brunschvicg se moque de Bergson, quoique, bien entendu, il n'ait voulu que le louer ! Comment vous sentez-vous, écrivez-moi quelques paroles et saluez de ma part vos dames. Vôtre...

[1] Je ne me rappelle plus la conversation qui suivit. Je le regrette. Mon manuscrit de Balthazar, à la date d'aujourd'hui, s'achève toujours sur le mot : «Il n'y a pas de miracle. » Mais la réflexion de Chestov m'apparaît, à présent, plus juste qu'elle ne m'avait semblé alors. Et comme. le manuscrit n'a pas encore été publié... Je me souviens qu'après la première lecture, Chestov n'avait pas aimé, parmi les quatre personnages symboliques dont s'entourait Balthazar (Raison, Folie, Orgueil, Mort), le personnage de l'Orgueil: «Je sais, me disait-il, vous l'avez prie dans la Bible, mais il avait alors une signification qu'il n'a plus aujourd'hui, cette chose pour laquelle un Nietzsche, un Tolstoï refusent Dieu, le mot "orgueilleux" ne la désigne plus très bien. Il faut trouver autre chose, l'équivalent moderne. » Réflexion faite, et pendant longtemps, j'ai nommé le quatrième personnage : l'Esprit, et ai modifié le texte qu'il débite. Ce n'est pas encore tout à fait cela: ce n'est pas l'Esprit, mais la concupiscentia invincibilis de l'Esprit, l'appétit de l'Esprit d'être Dieu... N.A.
[2] Henri Bergson, Sur les deux sources de la morale et de la religion (1932).


12 mai 1932, Boulogne

«Si vous venez me voir, mon cher ami, ça me fera, comme toujours, beaucoup de plaisir — mais aucunement pour parler de ma santé. A mon âge être un peu souffrant, ce n'est rien du tout. Il faut plutôt dire que c'est à peu près inconvenant de rester toujours bien portant. Tout autre est votre cas : un jeune homme a tous les droits et est presque obligé d'être bien portant et ce que vous venez de m'écrire à propos de votre santé m'a beaucoup affligé. D'autant plus qu'autant que je puisse en juger vous avez toujours négligé — et à présent continuez de négliger — votre santé. Venez donc chez nous le plus vite possible — afin que ma femme vous réprimande comme vous l'avez mérité et qu'elle vous donne aussi de bons conseils pour vous soulager — non pas pour vos "mérites", mais pour sauver sa propre âme, comme font tous les hommes vertueux et bien pensants.
Je suis très curieux de savoir comment vous avez modifié la fin de votre Balthazar. Ce dimanche prochain, après cinq heures je serai chez moi et vous pouvez venir... si vous vous sentez bien. Or, au revoir. »


15 juin 1932

«Deux mots, mon cher ami, pour vous dire que 1er je ne quitte Paris que dans quelques (3 ou 4) semaines, de sorte que nous nous verrons encore une ou deux fois avant mon départ et que, 2er, cinq ou six pages pour parler du Désespoir de Kierkegaard ce n'est pas beaucoup — mais, après tout, on peut si on s'en donner la peine, dire quelque chose même en cinq ou six pages. Quelquefois, c'est même utile, comme exercice de style. Mais, aussitôt arrivé à Paris, tâchez de venir me voir (n'oubliez pas de me prévenir) et nous en causerons. En attendant... »


28 juin 1932

« Je m'empresse de répondre à votre lettre, mon cher ami, et de vous dire qu'il faut absolument que vous veniez dimanche prochain me voir, parce que, à la fin de la semaine, je dois déjà partir pour Châtel — et ce serait bien triste si je partais sans vous avoir vu. Je me réjouis beaucoup de ce que vous m'écrivez à propos des Cahiers du Sud. C'est vraiment très important qu'ils vous aient fait un tel accueil et qu'ils prennent l'extrait de votre Rimbaud. Quant à votre chronique — elle est intéressante (vous avez fait votre "possible", qui n'est pas celui de Kierkegaard : la place était trop petite pour un tel article) — mais j'ai à vous faire quelques remarques dont nous parlerons dimanche. Mes meilleurs voeux à vos dames et j'espère, au revoir, ce dimanche. »


Châtel-Guyon le 11 juillet 1932

« Voilà un très intéressant article sur Heidegger de Louis Lavelle que je vous envoie avec cette lettre, mon cher ami. D'après Berdiaeff, qui lui aussi est à présent à Châtel, Louis Lavelle [1] dont le nom m'était parfaitement inconnu, est un auteur d'ouvrages philosophiques très importants. Vous verrez vous même, après avoir lu l'article, que l'auteur n'appartient pas à ce genre de philosophes qui n'écrivent que pour écrire. Il me semble que, pour vous, son article sera à présent, quand votre propre article va paraître, spécialement intéressant. Et je crois qu'il faut — à lui plutôt qu'à quelqu'un d'autre — envoyer votre Heidegger, aussitôt que vous en aurez reçu des exemplaires.
Je vous prie aussi de renvoyer l'article de Lavelle, après l'avoir lu, à Schloezer. Je suis très curieux aussi de savoir quelle impression l'article aura fait sur vous et j'espère que vous m'en excuserez.
Je viens de recevoir aussi de Keyserling son livre (en français) "les Méditations sud-américaines [2]". Je ne l'ai pas encore lu, mais Berdiaeff, qui l'a déjà feuilleté trouve que le livre est très intéressant.
Qu'y a-t-il chez vous de nouveau? Quant à moi je suis déjà depuis trois jours à Châtel et je suis très content d'avoir le droit de ne rien faire pendant quelques semaines... »

[1] Louis Lavelle, « L'angoisse et le néant », le Temps, 3 juillet 1932.
[2] Paris, Stock, 1932. [Count Hermann Keyserling, 1880-1946]


Hôtel Palais-Royal, Châtel-Guyon 29 juillet 1932

« Vous vous demanderez, mon cher ami, pourquoi avoir souligné Palais-Royal! parce que vous avez écrit: Royal Hôtel et (c'est) vraiment une chance — et pas des moindres — que le numéro des Cahiers du Sud me soit arrivé et ne vous ait pas été retourné. Eh, bien, n'oubliez pas que j'habite le Palais.
Votre article [1] — je l'ai lu deux fois — me paraît très réussi. Vous avez si bien mis au centre la question de la critique de la raison pure, et avec beaucoup de finesse, par les citations de Dostoïevski ! et Heidegger lui-même montre que la raison ne peut pas se critiquer elle-même et que la philosophie doit opposer à la raison un principe tout à fait indépendant. Je regrette seulement que la citation, page 386 (première ligne) [soit] un peu affaiblie par la traduction. Chez Dostoïevski, au lieu de: "me déplaisent", il est dit : "me sont odieux". Et après : j'aurais préféré qu'au lieu d'affirmer que Heidegger a peur de la vraie critique de la raison, vous lui posiez la question s'il a ou s'il n'a pas peur d'aller avec Dostoïevski jusqu'au bout. Parce que — après tout — nous ne pouvons pas encore savoir où aboutira la philosophie de Heidegger... Sans cela, l'article est excellent et peut-être sera-t-il utile pour les personnes qui s'intéressent aux questions que vous y traitez... Avez-vous remarqué, dans le même numéro les vers de Jean Wahl? Est-ce le même Jean Wahl qui a fait l'article dans la R. Ph. [Revue philosophique] sur Kierkegaard et Hegel [2] ? Je ne me risque pas à apprécier la valeur de vers français, mais ce serait bien curieux si les vers appartenaient au même Jean Wahl que l'article. En tous cas, il faut lui envoyer aussi un exemplaire de votre "Heidegger".
J'ai lu aussi la note d'Audard sur Bergson [3]. Elle est impitoyable et si elle tombe sous les yeux de Bergson il passera un mauvais quart d'heure. B. ne devrait pas s'aventurer dans un domaine dans lequel il n'est pas chez lui.
Autant que le traitement me le permet, je lis peu à peu le dernier livre de Keyserling. Il faut absolument que vous le lisiez aussi et même ce serait très bien si on vous donnait la place dans les Cahiers pour en faire une petite note. Le livre est très curieux.
Vous demandez des nouvelles de ma santé. Tout est en ordre. Autrefois, quand ma femme travaillait chez un célèbre médecin, celui-ci disait à un de ses malades, à qui il défendait tout ce qui lui était agréable, lui prescrivant tout ce qui pouvait lui être désagréable : "A notre âge (le malade et le médecin étaient vieux tous les deux) il faut se perfectionner toujours." Eh bien, moi, je me perfectionne toujours et, sans fausse modestie, je peux vous assurer que, sous peu, je deviendrai même un modèle de perfection — c'est-à-dire que je me coucherai tôt, je fumerai peu, je ne prendrai jamais de café, je ne lirai que du Keyserling, etc. — et vous, qui, comme je le sais, n'aspirez à rien d'autre qu'à la perfection vous n'aurez plus qu'à imiter le haut modèle que vous aurez devant vous...
Qu'y a-t-il de nouveau chez vous? Avez-vous reçu une réponse de Commerce [4] ? Et Paramount ? Comment allez-vous en général ? N'oubliez pas de répondre à mes questions.»

[1] « Sur la route de Dostoïevski », art. cit.
[2] Jean Wahl, "Hegel et Kierkegaard », Revue philosophique, nov.-déc. 1931, pp. 321-386.
[3] Jean Audard, « Bergson : les Deux Sources de la morale et de la religion », Cahiers du Sud, juin 1932, pp. 100-103.
[4] Mon poème « Ulysse » allait y paraître bientôt. (NA.)


9 août 1932

« Votre lettre, Mon pauvre cher ami, m'a déchiré le coeur, c'est chose tellement révoltante que de devoir passer toute la journée à faire un travail qui vous est parfaitement étranger, pour gagner les quelques sous nécessaires pour exister ! Seulement, vous avez tort de désespérer tant ! Tout change et les circonstances, si dures pour le moment, peuvent encore changer aussi ! Vous êtes encore jeune et vous avez devant vous l'avenir. Vous avez également tort de dire: "quel ahurissant appauvrissement depuis que je travaille sans relâche dans cette affreuse boîte !" Mais tout au contraire : je pourrai plutôt dire que même dans ces conditions épouvantables vous avez trouvé le moyen de poursuivre votre chemin — et c'est déjà quelque chose, c'est même beaucoup. C'est le gage que vous sortirez vainqueur de cette lutte acharnée avec le mauvais destin. Et la preuve — c'est que tout ce que vous avez fait pendant ces dernières années est apprécié ! non seulement par moi — peut-être mon appréciation ne compte-t-elle pas ! nous appartenons au même monde d'idées et on pourrait dire que je ne suis pas un juge impartial. Mais regardez la rédaction des Cahiers du Sud. Elle est parfaitement étrangère à tout ce que nous faisons — et néanmoins quel accueil n'a-t-elle pas fait à vos articles ! Et non seulement la rédaction des C. du S. — mais même Jean Wahl qui appartient. à ce milieu de professeurs qui ne veulent même pas entendre, en général, ce qu'on dit de notre côté — même Jean Wahl a été séduit par votre article sur Heidegger. Et on peut être sûr que votre article sur Rimbaud fera encore une plus grande impression. Il y a, dans votre manière d'écrire, une tension, et cette force intérieure qui doit vous aider à vous frayer un chemin. Et avec chaque année, nonobstant que vous avez été tellement pris par un travail extérieur qui aurait parfaitement épuisé une personne plus faible que vous, vous vous perfectionnez sous tous les rapports. Or, vous avez parfaitement raison quand vous vous plaignez du destin extérieur, même quand vous le maudissez. Mais vous avez tort, et absolument tort quand vous parIez d'ahurissant appauvrissement. Au contraire, on peut et on doit parler d'enrichissement. Je vous dirai franchement qu'à votre place je serais, moi, incapable d'écrire, même une seule ligne — et vous avez réussi à faire pendant ces dernières années des articles, des vers et même un livre ! Nous nous sommes souvent demandé — moi et ma femme — comment vous était-il possible de réussir votre travail littéraire dans des circonstances si défavorables — et nous vous admirons toujours. Et je suis sûr qu'après tout vous sortirez victorieux et triomphant de cette lutte horrible. C'est ce que je vous souhaite, mon Cher Ami, de tout mon coeur. Je vous embrasse amicalement... »


Le 12 octobre 1932, Boulogne

« Je vous remercie, mon cher ami, pour les exemplaires de votre "Heidegger" [1] que je viens de recevoir. Je l'ai relu encore une fois et je peux vous répéter que vous avez très bien réussi à vous exprimer sur ces questions extrêmement difficiles — et je vous en félicite. Peut-être êtes-vous libre dimanche prochain. Venez me voir et nous en causerons un peu... »

[1] « Sur la route de Dostoïevski »; art. cit.


4 janvier 1933

« Depuis longtemps je n'ai pas de nouvelles de vous, mon cher ami. J'étais certain que vous viendriez me voir ces temps-ci, mais les jours de fête, la Noël et le ler janvier, sont passés — et vous n'êtes pas venu. Écrivez, au moins, si vous n'êtes pas libre de venir, quelques mots, afin que je sache que "tout va bien" chez vous et les vôtres. Je vous félicite vous et vos dames pour la nouvelle année et je vous souhaite qu'elle soit plus bienveillante pour vous que l'année précédente et qu'elle vous apporte une meilleure santé, chose si nécessaire pour nous tous. »



PREMIÈRE CONVERSATION NOTÉE


Février 1933

Au Bois de Boulogne par un merveilleux coucher de soleil d'hiver. Chestov me parle, pendant que nous déambulons:
« Shakespeare raconte [1] que chaque fois qu'il y avait discussion entre Thersite et Ajax, Thersite le raillait âprement ; mais, incapable de prendre le même ton, Ajax finissait par le frapper. "Ah ! que ne puis-je répondre de la même manière!" se plaignait Thersite. On me dit souvent qu'à ma raillerie, à mes absurdités, on pourrait répondre sur le même ton. Et l'on pense que cela me froisserait. Mais non ! Qu'on me raille, à la bonne heure! Mais on me frappe ! Quand Dostoïevski tire la langue au mur, il serait heureux que le mur lui tirât aussi sa langue. Il l'embrasserait de joie ! Mais le mur ne le raillait pas, il ne lui tirait pas la langue, il ne pouvait pas prendre ce ton — alors, il frappait... Dostoïevski aurait bien voulu, tout comme Thersite, être à la place du mur. »

[1]. Dans Troilus et Cressida. (N.A.)


6 mars 1933, Boulogne

« Votre silence, mon cher ami, commence à devenir inquiétant. Comment allez-vous ? Et les vôtres? Si vous êtes trop pris pour venir me voir, écrivez au moins quelques mots, afin que je sache ce qui se passe chez vous... »


18 mars 1933

« Voulez-vous bien, mon cher ami (vous avec votre soeur et votre femme) venir chez nous le vendredi 24 mars pour passer la soirée avec nous ?... Jules de Gaultier viendra aussi. Et je crois que vous aurez du plaisir à le voir, N'oubliez pas, seulement, de lui apporter votre nouveau livre [1], si vous ne le lui avez pas déjà envoyé. J'espère qu'il l'appréciera mieux que moi. Pour moi, hélas, les vers français sont très difficiles à comprendre. En revanche votre chapitre sur Rimbaud je l'ai lu avec beaucoup d'intérêt il me semble très réussi. Nous en reparlerons vendredi. »


13 avril 1933

« Depuis quelques jours, mon cher ami, j'ai déjà reçu et lu votre article sur Rimbaud [2] et si je ne vous ai pas encore écrit, c'est seulement parce que j'espérais toujours que vous viendriez me voir. Vous n'êtes pas venu — et je vous écris pour vous dire que votre article est très bien écrit sous tous les rapports et que vous n'avez pas perdu votre temps à le remanier tant de fois. Si tout le livre [3] est comme ce chapitre-ci, il sera vraiment excellent. Nous en reparlerons quand vous viendrez me voir. A présent je me borne à ces quelques lignes. A bientôt, j'espère. »

[1]. Il s'agissait d'Ulysse (N.A.). [Bruxelles, Cahiers du Journal des Poètes, 1933.)
[2]. « Rimbaud le voyou », fragment, Cahiers du Sud, Marseille, 1933, X, pp. 196-209.
[3]. Rimbaud le voyou, Paris, Denoël & Steel, 1933 rééd. Paris, Plasma, 1979.
Fondane fait état d'une autre conversation au sujet de ce livre dont le manuscrit était alors chez Gallimard: Je lui parle de mon livre sur Rimbaud, que Gallimard tarde à faire paraître. Je lui dis que ça ne me fait rien d'attendre, que j'ai le temps... Chestov me répond: « On voit que vous êtes un philosophe accompli; vous vous résignez vite ! »


Conversation du 17 avril 1933

Chestov : «Il est bon de lire de temps en temps des philosophes de second ordre. Ils sont excellents ; ils n'ont pas l'habileté des grands, leur maîtrise, leur prudence... Par exemple, notre Soloviev, disciple de Hegel, commet la gaffe de dire ce que Hegel pensait, mais n'aurait jamais dit lui-même. Hegel met Socrate entre deux principes qui se heurtent, se choquent... Ces principes, en vertu de la dialectique, ont raison ; Socrate, à son tour, a raison aussi ; si Socrate meurt, ce n'est la faute à personne ; il était impossible de faire autrement ! ... Par contre, dès que Soloviev applique le même raisonnement à la mort de Pouchkine, il fait ressortir que la moralité du poète n'était pas à la hauteur de son génie ; s'il meurt, c'est une juste punition de ses fautes. Voilà une chose que Hegel n'eût jamais dite, bien qu'il pensât, en fait, de la même façon que Soloviev.
De même, Epictète a beau, pendant très longtemps, suivre Aristote ou Socrate... Il lui arrive de se trouver à bout d'arguments, de s'indigner, et alors, pour nous convaincre, il pousse jusqu'à l'argument confondant : nous meurtrir les oreilles, le nez, nous donner à boire du vinaigre au lieu de vin, etc. Jamais Aristote n'eût commis cette faute, bien qu'il pensât de même. Il éprouve, lui aussi, la tentation de nous couper les oreilles, mais il résiste à celle de nous le dire.
Vous pouvez me donner la souffrance, l'esclavage, la mort, disait Epictète, cela ne me fait rien ; j'ai ma baguette ! Qu'est-ce que la mort, au fond ? Un tout qui se désagrège, etc. de la même manière dont cette agrégation a fait un tout, etc. Ce ne serait rien si notre opinion n'y voyait un mal. Or, notre opinion est en notre pouvoir: nous pouvons la changer ; nous pouvons penser que la mort est un bien, ou rien du tout ; j'ai ma baguette ! — Que valait cette baguette ? Il ne se le demandait pas ! Même Kierkegaard, au moment où Régine Olsen prend un autre fiancé, n'arrive pas à croire au miracle ; il sait qu'il n'y a plus rien à faire ; il s'aperçoit alors que sa souffrance n'est, après tout, qu'une "opinion"... dont il est le maître. Il a, lui aussi, sa baguette ! et il décide qu'il ne fallait pas se marier, qu'il a bien fait de quitter Régine, qu'elle n'était pas à la hauteur... etc.
Il est absolument remarquable que Kierkegaard ait commencé par penser que le sacrifice d'Abraham eût pu être consommé, sans que rien fut changé à la chose. Isaac tué, Dieu eût pu le ressusciter, et cela, non pas abstraitement, ressusciterait son âme, etc., mais son corps sur terre, immédiatement... Plus tard, il commença à ne plus croire au possible, au miracle. Il se contenta de sa baguette. »


10 juin 1933

«Mon Cher Ami,
Enfin, vous avez trouvé un éditeur pour votre livre [1] ! Je vous en félicite, je comprends votre joie et la partage avec vous. J'espère qu'à présent, après l'accueil favorable qu'a eu votre dernier livre [2] vous trouverez aussi des lecteurs pour celui-ci... Je vous attends ces jours-ci et nous en parlerons. En attendant, je vous serre cordialement la main... »

[1]. « Rimbaud le voyou ». (N.A.)
[2]. Il s'agit toujours d'Ulysse. (N.A.)


Châtel-Guyon, 12 août 1933

«. Mon Cher Ami,
Vous partez pour Nice ! Ça a l'air que la chaleur de Paris ne vous suffit pas! Autant que je puisse comprendre, votre gloire naissante demande de grandes températures. Mais ne croyez pas que je puisse beaucoup comprendre : mon traitement m'a, comme toujours, transformé en l'être pur et vous savez bien que, selon l'enseignement de notre Maître Hegel, l'être pur est le concept le plus vide. Voilà pourquoi je ne peux vous donner des nouvelles de moi ; il n'y en a pas. J'existe — et c'est tout. Or, c'est à vous de donner des nouvelles. Écrivez-moi sur vous — et le vide se remplira. J'attends avec impatience votre "Rimbaud" — il semble que vous ayez trouvé un bon éditeur. Nos meilleurs voeux, de ma part, de la part de ma femme et aussi de Tatiana...»


Châtel-Guyon, 17 septembre 1933

« Des "nouvelles" de Châtel-Guyon, mon cher ami? Mais est-ce qu'il y a jamais des nouvelles à Châtel-Guyon? C'était à vous plutôt de me donner de vos nouvelles ! On vous dira qu'en général il n'y a rien de nouveau sous le soleil ? Mais vous tournez un film... Il me faut (à moi, et aussi à ma femme, encore plus à ma femme qu'à moi) savoir si c' est votre film, ou un film d'autrui, s'il y a là des "girls" seulement, ou aussi des tigres et des lions... Vous comprenez que c'est énormément important pour moi. Or, dépêchez-vous de répondre à toutes ces questions — autrement, ma femme ne vous pardonnera jamais. »


Le 16 décembre 1933

« Je viens de finir la seconde lecture de votre "Serpent"[1] — et j'ai beaucoup de choses à vous dire au sujet de cet article. Mais pas dans une lettre - qu'est-ce qu'on peut dire dans une lettre? Or, venez me voir n'importe quel jour de la semaine prochaine... Je viens de recevoir aussi une lettre de Mme Bespaloff. Elle a lu votre "Rimbaud" et me demande votre adresse pour vous écrire: le livre a fait une grande impression sur elle. A bientôt j'espère... »

[1]. Il s'agit de mon article paru dans les Cahiers du Sud: « Chestov, Kierkegaard et le Serpent ». (N.A.) [Cahiers du Sud, août-sept. 1934. n 164, pp. 534-554. Article repris dans la Conscience malheureuse.)


Vendredi 13 avril 1934

Chez Mme Lovtzki, la soeur de Chestov. Réception de Martin Buber. Étaient là Edmond Fleg, de Schloezer, un théologien allemand en exil, le docteur Lieb, etc. Exquise figure de vieux rabbi, Buber ; une belle figure de sage, qui couvre une nappe profonde intérieure, et d'où les mots — dans un excellent français mélodieux, légèrement grasseyé — sortent lentement, pensés, distraits de' leur mouvement intérieur, déviés pour un moment de leur course et jetés dans la conversation. On parlait des événements allemands, européens, d'Hitler, du fascisme, du communisme.
Buber : « Nous avons tort de nous croire supérieurs aux événements, de croire savoir ce qui est mauvais, de croire que Noûs possédons une lumière, de parler pour l'Esprit. Nous ne sommes pas supérieurs à l'hitlérisme, tant que nous ne savons pas ce qu'il y a à faire. Je n'ai plus grande confiance dans l'individu, mais dans la collectivité encore moins. Nous sommes arrivés à un bord. Il n'y a plus de route. On ne sait pas où aller. Il faudrait trouver ce qu'il faut faire — mais personne n'a encore pu trouver. Il y a là une grande différence entre l'avènement du christianisme ; alors, Jean-Baptiste annonçait que la Royauté de Dieu approchait de nous; quelque chose qui venait, qu'on allait pouvoir toucher... Maintenant, le pilier qui soutenait la voûte s'est écroulé... Rien n'approche. Ce sont toujours les ténèbres, comme alors, mais sans pilier, sans route. Sans doute, je ne parle pas du miracle, de la possibilité d'être sauvés par Dieu ; je parle de la part de l'homme dans l'action humaine, et cette part-là est actuellement compromise. Il faudrait, pour commencer, prendre conscience des ténèbres, se pénétrer de l'idée que ce ne sont que ténèbres — cela seul permettrait de commencer à chercher une issue, une lumière. De toutes façons, les essais de sauvetage par un dualisme nettement séparé, délimité, esprit et travail, ne nous sauveront pas. Ce n'est pas que je proteste contre le travail. C'est là notre lot. Mais la conception du travail est mauvaise: l'homme n'est considéré que comme une prolongation de la machine: c'est l'enfer. -Et qu'il travaille un an dans sa vie, ou une heure par jour, c'est la même chose ; ce n'est pas la durée du travail qui importe, mais sa qualité. Cette conception du travail est un acide qui ronge tout, elle imprègne le reste du temps, les heures de loisir, de joie. Même quand l'ouvrier va au cinéma, c'est au cinéma de l'enfer qu'il va ; et sa femme est une femme infernale. Il ne peut y avoir autonomie de l'Esprit, tant qu'il y aura autonomie de la conception du travail. Mais je ne dis pas, pour cela, que je sais ce qu'il faut faire. Je dis qu'il faut chercher. Peut-être trouvera-t-on... Il faudrait pouvoir décentraliser, revenir à la liberté des corporations, des communes. Le communisme a commencé par là et il réalisait le plus vieux rêve du genre humain. Hélas, peu après, il recentralisait tout et faisait une caricature de ce rêve. Nous sommes à une époque d'action, où l'humanité réalise tous ses rêves; seulement elle les réalise sous la forme caricaturale. Je crois cependant que l'humanité pourrait être heureuse — autant qu'il est possible. La terre est assez grande, ses produits assez abondants, mais voilà... Comment faire ? L'humanité par désespoir essaie les choses les plus absurdes. C'est comme si on voulait se mettre à présent à tuer le serpent de la Bible.
— Et c'est justement ce qu'il faudrait faire, dit Chestov. Voilà jour et nuit, depuis des années, que je ne lutte que contre le serpent. Qu'est-ce que Hitler, à côté du serpent de la connaissance?
— Mais le serpent n'est qu'un accident, dit Buber. Avant, c'était autrement, bien que je ne sache pas comment.
— Avant, dit Chestov, vous n'étiez pas, M. Buber et moi non plus. Nous ne sommes qu'après le serpent. C'est pourquoi il faut le tuer.
— J'avoue que je comprends mal et je ne sais vraiment pas s'il est utile de revenir en arrière, ni de tuer le serpent.
— Mais précisément, et c'est le serpent qui parle à travers vous, qui vous en empêche. »


14 mai 1934, Boulogne

« Enfin, j'ai reçu un mot de vous, mon cher ami. Des ennuis "ordinaires" ! il faut donc remercier Dieu de vous avoir épargné des ennuis extra-ordinaires! Je voudrais bien vous voir, mais je ne peux pas accepter à présent votre invitation. Moi, j'ai aussi mes "ennuis" : je suis contraint de créer. Et, quoiqu'il soit entendu que ça vous apporte de grandes délices, je dois vous dire que je n'éprouve que de grands ennuis. Gallimard est prêt à prendre mon Kierkegaard et je dois, avant de partir, laisser à Schloezer le manuscrit tout à fait prêt. Or, il faut écrire (créer !), écrire, écrire autrement je n'arriverai pas à bout jusqu'au 20 juillet. Peut-être trouverez-vous un moment pour passer chez moi ? Nous pourrons mutuellement nous plaindre de nos ennuis — vous de l'ennui de gagner votre pain quotidien, moi de l'ennui de créer non de rien, mais pour rien (Gallimard, très probablement ne payera rien). Or, au revoir... »


11 juin 1934, Boulogne

« Près de cinq semaines sont passées depuis que je vous ai vu. J'attendais toujours votre visite, ou une lettre, mais rien n'arrive, ni vous-même, ni votre lettre. Ça commence à m'inquiéter. Écrivez-moi donc un mot, ou, mieux encore, si vous n'êtes pas trop pris par vos affaires, venez me voir. Mais sans retard. »


14 juillet 1934, Boulogne

« Cher ami, samedi prochain, je pourrai enfin partir. Comme je n'ai pas — même à présent — assez de temps pour aller vous voir, vous et les vôtres, chez vous — et comme je ne voudrais pas partir sans vous avoir vu — je vous prie de passer chez moi, ou mercredi, ou jeudi soir. Écrivez-moi le plus vite possible...


Châtel-Guyon, 9 août 1934

« Votre lettre, mon cher ami, m'est arrivée juste au moment où je voulais moi-même vous écrire pour vous faire part d'un gros événement de ma vie. Hier, en allant au Casino, ma femme a vu sur les affiches de notre cinéma qu'on allait présenter le soir même "La Châtelaine du Liban". Les affiches étaient, comme toujours, accompagnées de tableaux [photos] où on ne voyait que des chameaux et le désert. "Voilà, dit-elle, une présentation [un spectacle] pour toi", et le soir nous sommes allés tous les deux, en bon ménage bourgeois, de bonne heure, afin d'être sûrs [d'avoir] des places. Ma femme a pris avec elle quelques bonbons, afin que si j'avais soif je [n'aille pas] demander du café, etc. Et voilà, quelle chance ! Les chameaux et le désert n'étaient que sur les tableaux [photos] — et la pièce montrait la vraie vie mondaine, celle-là même que vous m'avez promis de me montrer et que vous ne m'avez jamais montrée... Ma femme voulut tout de suite quitter la salle — mais moi, je n'ai pas cédé et elle, ayant peur de me laisser seul, est restée aussi au théâtre jusqu'à la fin de la pièce. Et me voilà enfin initié à la vraie vie mondaine dont j'ai rêvé toute ma vie.
Qu'est-ce que vous faites dans les montagnes? Vous n'en dites rien. Est-ce que vous "tournez" de nouveau [1] ? Est-ce que vous allez gagner un peu d'argent? N'oubliez pas de me l'écrire — ça m'intéresse, comme vous le savez, énormément. N'étant pas communiste et marxiste, je sais qu'après tout primum vivere, deinde philosophari.
Vous avez très bien fait en écrivant à Mme Ocampo que vous avez plein pouvoir de ma part pour mener les pourparlers avec Mallea. Je voudrais vous dire seulement qu'au cas où il s'agirait de la traduction de la version anglaise de mon livre: "Sur les Balances de Job" il faut insister pour qu'on ne traduise pas l'introduction anglaise de ce livre. Si on veut absolument avoir une "présentation" qu'on mette à la place de la traduction anglaise votre article sur "Kierk. et Chestov" [2] parce que l'article anglais ne donne pas grand-chose au lecteur. Je vous serre cordialement la main.[3] »

[1]. Fondane participait en Suisse au tournage de Rapt (mise en scène de Dimitri Kirsanoff) d'après le roman de C. F. Ramuz, la Séparation des races, qu'il avait adapté pour l'écran.
[2]. «Léon Chestov, Sœren Kierkegaard et le Serpent", Cahiers du Sud, Marseille, no 164, août-sept. 1934, pp. 534-554.
[3]. Il s'agissait, dans cette lettre, de la traduction en espagnol d'un livre de Chestov. On se décida, plus tard pour les Révélations de la mort. (N.A.) [Le livre a été publié en 1938, à Buenos Aires, aux Éditions SUR sous le titre Las Revelaciones de la Muerte sans préface.)


Bourbon-l'Archambault, le, 19 septembre 1934

« Mon Cher Ami, votre lettre m'a été renvoyée par ma femme à Bourbon où je me trouve depuis quatre jours. Je vous remercie beaucoup pour la peine que vous vous êtes donnée et je veux espérer que la chose va s'arranger. Mon éditeur anglais est Dent — un des éditeurs les plus connus d'Angleterre. Seulement, je n'ai pas son adresse sur moi. Si elle vous est nécessaire, écrivez à Tatiana...
Bien entendu, sous tous les rapports, c'est beaucoup mieux de traduire "Sur la balance de Job" que "L'Apothéose du Dépaysement" qui a été traduite par Lawrence.[1] D'autant plus que pour autant que j'en puisse juger, la traduction anglaise de l'Apothéose est loin d'être bien faite. Il faut, si c'est possible, insister que l'on vous donne à vous d'écrire la "présentation". Autrement on choisira quelque célébrité espagnole qui, sans se donner la peine d'étudier le livre, écrira mal.
Et vos affaires marchent toujours mal ! Et moi, qui ai lu dans notre journal russe l'article de Schloezer sur le succès de votre film en Angleterre, je croyais que ça marchait mieux ! Quand, enfin, ça changera-t-il?!
Je reviendrai à Paris dans trois semaines — le 26, 27 ou 28 septembre. Je regrette aussi de ne pas avoir vu ni Madame Ocampo, ni Mallea. Voulez-vous bien les saluer tous les deux de ma part — et aussi vos dames. Je vous serre cordialement la main. »

[1]. Elle a été préfacée par D. H. Lawrence, mais traduite par S. S. Koteliansky. N.A. [Leo Shestov, All things are possible, London, Martin Secker, 1920.)


Le 6 octobre 1934

La Somme de saint Thomas est sur sa table:
« Après lecture du livre de Gilson, j'ai repris la Somme. Quelle chose ! Une cathédrale ! Chaque détail, chaque page, chaque morceau est fini ; et cependant il concourt au tout. Quel art ! Hélas ! un art seulement ! Je vous conseille cette lecture ; ça donne à réfléchir ! ... Il est bon de lire ses adversaires, et de les admirer. Lorsque Malraux m'a dit, au sujet de mon étude sur Husserl : A quoi bon combattre celui-là? J'ai compris que Malraux n'y entendait rien. Il ne faut pas mésestimer ses adversaires. Et Husserl, que j'ai combattu, a été un maître pour moi, mon maître. Sans lui, jamais je n'aurais eu l'audace de lutter contre les évidences ! »

Sur Gilson:
« Excellent ouvrage [1] pénétrant, érudit : il parle de la métaphysique de l'Exode, mais point de la métaphysique de la chute. Ici, il ne comprend plus. Perdre le paradis pour un fruit, pour un rien ! Il n'ose voir qu'il s'agit de la Connaissance. Les

Grecs parlent à travers lui — et des passages textuels de Spinoza — et il croit s'autoriser de la Bible ! C'est Leibniz encore qui mène le jeu, tout comme il menait celui de Baruzi. J'ai dit à Baruzi, après lecture de son Jean de la Croix[2] : Pourquoi, si vous aviez envie de parler de Jean de la Croix, avoir pris Leibniz pour guide? Pourquoi n'être pas allé tout seul ? Depuis, je ne l'ai pas revu. »

Parlant de Wahl à propos de son article sur Kierkegaard:
« C'est bien, c'est très bien. Il connaît parfaitement Kierkegaard et tout ce qu'on a écrit sur lui... Mais il n'a pas compris qu'on ne peut pas écrire comme ça sur Kierkegaard... Avec un homme de cette trempe, il faut prendre position : il faut l'aimer ou l'égorger... Mais il n'aurait même pas écrit ce qu'il écrit, du vivant dé Kierkegaard, il l'aurait pris pour un fou. Cent ans après, c'est facile... C'est comme le livre de Koyré sur Jacob Boehme. Si un cordonnier, aujourd'hui, écrit comme écrivait Boehme, vous voyez un professeur de l'Université lui consacrant un livre ! C'eût été un fou, un simple fou, ou, à la rigueur, un poète ! On mettait en rage Kierkegaard quand on écrivait de son vivant, qu'il était un begabter Schrifsteller... A moi aussi on m'écrit, chaque fois, que j'ai beaucoup de talent...
Il est facile de parler de Kierkegaard maintenant qu'il est accepté. A Kiev, de mon temps, un professeur russe, pauvre faisait des conférences sur des thèmes nécessairement publics — pour gagner sa vie. Nietzsche était alors à la mode ; il parla de Nietzsche. Auparavant un Trubetzkoi, frère d'un célèbre professeur de Moscou, s'était vu grondé par son frère pour avoir parlé de Nietzsche, un auteur d'aphorismes. Or, un jour je fis visite au professeur. Il jubilait. Regardez, me dit-il, le dernier livre de Wundt. Il consacre dans son introduction quatre pages à Nietzsche...
Désormais, on avait le droit de parler de Nietzsche. »

[1]. Etienne Gilson, l'Esprit de la philosophie médiévale, Paris, Vrin, 1932, 2 vol., 329 et 297 p.
[2]. Jean Baruzi, Saint Jean de la Croix et le problème de l'expérience mystique, Paris, Alcan, 1924.


23 octobre 1934, Boulogne

« Mon cher ami. Est-ce que je peux vous charger d'une petite commission? Vous allez souvent dans les librairies chercher de nouveaux livres. Peut-être pourriez-vous vous renseigner, si on peut avoir le numéro d'août 1904 des "Études Franciscaines". Il y était publié un article "Hegel et Bonaventure" qui m'intéresserait énormément et qui, je crois, sera aussi intéressant pour vous. Si c'était possible, achetez le numéro pour moi, je vous en serais très reconnaissant. En attendant écrivez-moi quelques mots, si vous ne comptez pas venir me voir...»

(Je me souviens que, n'ayant trouvé l'exemplaire des E.F. nulle part, je suis allé le chercher à la bibliothèque de l'Institut Catholique. C'était un bref article, quelques pages, que j'ai recopié — et que nous avons trouvé sans aucun intérêt.)


Le 27 octobre 1934

Je mets Chestov sur le chapitre Souvenirs de la Révolution. Un an et demi après la Révolution, à Kiev, Chestov est invité à une réunion publique où devaient être discutées les idées de Marx. Il y va sans plaisir, mais... il jouissait d'un grand prestige à Kiev, et davantage depuis la Révolution qu'auparavant. Grâce à ce prestige, on ne lui avait pas réquisitionné l'appartement, qui plusieurs fois lui fut pris et chaque fois restitué.
Un « commis », puis un autre, vinrent à la tribune, dire qu'il y avait eu des philosophes et des écrivains, mais que la Révolution balaierait tout ça. Ils firent allusion à Chestov, mais ne prononcèrent pas son nom. Chestov se tut. Puis le Président de la réunion, moins bête, vint dire que la Révolution balaierait les Aristote, les Platon... et même les Chestov, s'ils refusaient de mettre leur talent au service de la Révolution. A l'avenir, ils n'auront plus à chercher ce qu'il y a à dire. On le leur dira. Leur talent seul sera exigé, sinon...
Alors Chestov, visé, se leva, et prit la parole. Il dit que cette Révolution n'était pas la première. Que d'autres l'avaient précédée et qu'Aristote et Platon avaient déjà été balayés plusieurs fois
— et radicalement. Cependant, plusieurs siècles après les hommes s'étaient mis à gratter la terre et à adorer les morceaux retrouvés de Platon et d'Aristote. Il ajouta que la Révolution, ainsi entendue, n'était pas une dictature du prolétariat, mais une dictature sur le prolétariat.
« Si l'ouvrier vient vers moi, dit-il, c'est pour apprendre ce que moi, j'ai à lui dire ; il veut connaître le produit de mes veillées, et non ce que je lui dirai par ordre d'en haut. S'il veut, par contre, connaître la pensée de ces messieurs les commis qui m'ont précédé, il ira la leur demander, à eux, directement, et ne se contentera guère d'exiger de moi que je lui expose la pensée d'un autre, avec seulement du talent en sus. Il exigera notre pensée, ou nous fera taire, ou, comme vous disiez encore, il nous balaiera. »
« J'avoue, continua Chestov, n'avoir eu aucun mérite à dire cela, car, à ce moment-là, on w'aurait pas osé s'attaquer à moi, tant j'avais d'amis parmi les révolutionnaires eux-mêmes. Ils se disaient tous mes admirateurs, bien qu'ils n'y comprissent goutte. Aristote, Platon et Chestov... pour eux c'était la même chose! »


Le 18 novembre 1934

« Ne vous tourmentez pas mon cher ami, d'avoir manqué votre promesse de passer me voir. J'en étais attristé ; encore plus j'étais inquiet de savoir quelle en était la cause, mais cela ne m'a nullement dérangé ; je sors rarement le vendredi, comme toujours, je continuais de déchiffrer les textes d'Aristote, saint Thomas, saint Augustin, Boèce, etc. Je vous attends donc — mais seulement, pas le mardi. Le mardi il y a une réunion de notre Faculté russe, que je ne peux manquer. Or, au revoir, à mercredi. »


Le 21 novembre 1934

Paulhan avait acquiescé au désir de Chestov, qui voulait écrire un petit livre sur Kierkegaard — et la Nouvelle Revue française allait l'éditer. Chestov d'écrire le livre, de le terminer, de le mettre entre les mains de Schloezer aux fins de traduction, de le porter à Paulhan. En fin de compte, l'édition dépendait du seul Malraux qui avait donné à Chestov maintes marques de respect et d'admiration [1]. A Chestov, trois ans auparavant, il avait reproché de s'occuper, LUI, de personnages comme Bergson et Husserl, indignes, disait-il, d'occuper une si haute pensée. A moi (Fondane), il avait dit qu'en écrivant la Voie royale il avait pensé à Chestov, conclu dans le sens de Chestov. Et voilà que, rentré du Congrès des écrivains de l'URSS [2], Malraux, qui a plaidé là-bas la liberté de l'écrivain et dit de Nietzsche qu'il parlait d'égal à égal avec Napoléon, met son veto à la publication du livre de Chestov, que Paulhan s'était engagé à éditer.
Il n'y a-pas d'indignation chez Chestov, mais de l'amertume:
« C'est un fait, dit-il, qu'en société bourgeoise, l'écrivain n'est guère libre, et encore moins aimé. C'est par une sorte de chance qu'il obtient la liberté de parler. Un Schopenhauer, un Nietzsche, ont-la chance d'avoir un peu d'argent : ils éditent leurs livres à compte d'auteur. C'est une chance également, pour moi, que ma femme travaille : je crèverais de faim autrement ; une chance que j'aie rencontré Lévy-Bruhl qui me publie, grâce à je ne sais quel malentendu. Il est fort probable qu'il ne lit pas mes articles. Mais, avec les régimes de Hitler, de Staline, même cette chance se trouve supprimée. Ni l'argent, ni le malentendu, ne sont plus possibles.
Je n'ai pas le droit de me plaindre, même si le livre ne paraissait jamais. Je suis vieux, j'ai presque tout dit de ce que j'avais à dire. Mes livres ont paru, ont été traduits dans quelques langues. On les retrouvera... Un livre de plus ou de moins... Mais, vous, que ferez-vous? Malraux me traitait comme un presque Platon ou Aristote, que dis-je "presque" ? Et cependant il lui faut obéir à Staline. C'est comme cela qu'il parle d'égal à égal avec Napoléon...

[1]. Dédicace de Malraux sur la Voie royale : « Je pense, Monsieur, que vous n'avez guère le temps de lire des romans, encore celui-ci est-il un des rares romans français que domine absolument la tragédie dont vous tirez la philosophie, et c'est pourquoi je me permets de vous en faire hommage. » Signé : André Malraux.
[2]. Moscou, 17 août-1er septembre 1934.


Sans date

Chestov : « Nietzsche était dans le même cas que Kierkegaard. Pourtant il a eu des moments où il s'est mis à chanter. Kierkegaard, lui, n'a pas chanté. »

«Il n'est pas intéressant de dire du livre de Bergson, les Deux Sources [1], que c'est un livre faible. Ce qu'il faut c'est poser la question : pourquoi ? Pourquoi Bergson, cependant bon philosophe et bon écrivain, dès qu'il s'est mêlé d'écrire un livre sur la religion et la morale, a écrit un livre faible. Il s'est toujours fait passer pour un irrationaliste et voyez: quand il parle de Dieu, c'est encore avec la raison. »

« Ce qui est le plus souterrain chez Kierkegaard, mais qu'on finit bien par saisir, c'est son impuissance. Bien entendu il parle de lui-même comme d'un grand écrivain. Il assure son lecture qu'il sera immortel, mais, cela, justement parce qu'il se sent impuissant : sinon, pourquoi en parlerait-il ? Il tient à être un grand écrivain pour les autres, mais, pour lui, ce qu'il écrit ne vaut rien, il le sait. La moindre liberté lui est refusée. Quelque chose le paralyse. Comme dans un cauchemar où des faces d'épouvantes s'avancent vers vous, et vous ne pouvez bouger le doigt, pousser un cri. Vous êtes paralysé, impuissant. Il a beau expliquer son impuissance à épouser Régine en disant que leur union aurait ressemblé à des millions de ménages bourgeois, ou encore qu'il a sacrifié "volontairement" Régine, comme Abraham a sacrifié son fils ; il sait bien n'être pas Abraham et que ce qu'il dit n'est pas vrai, qu'il n'a rien à sacrifier parce qu'il n'a rien. De même chez Nietzsche. C'est un impuissant qui a écrit la Volonté de puissance, qui a fait croire au monde — c'était son but ! — que Nietzsche était un magnifique appareil de forces. »

Sur Martin Buber:
«Il dit que le hassidisme est la grande réponse juive à Spinoza. Mais il cite, et il fait sienne, cette légende hassidique par laquelle le fondateur du hassidisme, Baalschem, aurait échappé au côté adamique, échappé au péché originel. A mon avis Spinoza aurait été tout à fait content de cette explication : ce qu'il voulait, lui aussi, c'était échapper au péché originel.
D'autre part, les hassidim — d'après Buber — disent que la prière n'est pas seulement une communion avec Dieu, mais que la prière est Dieu. Mais c'est du Spinoza tout plein.
Je diffère de Buber en ceci qu'il voudrait mettre de côté le péché originel, héréditaire. Je sais, tout comme lui, ce que le péché originel, héréditaire, a d'absurde, de choquant, d'incroyable. Et je le lui ai fait remarquer. Alors il m'a répondu que, pour lui, le péché originel ne commençait pas à l'arbre de la Connaissance, mais au crime de Caïn. Pour moi, cela n'a pas de sens. Le péché, c'est le savoir. Je dirais, à ce sujet, que ce n'est même pas Dostoïevski qui a écrit la véritable Critique de la raison pure, mais Dieu lui-même, au moment où il a dit: "Si tu as la Connaissance tu mourras." Je sais bien qu'on m'objectera que cela n'est pas une critique.
Au moment où l'homme a mangé du fruit de la connaissance il a gagné le Savoir, il a perdu la liberté. L'homme n'a pas besoin de connaître. Demander, poser des questions, exiger des preuves, des réponses, signifie justement qu'on n'est pas libre. Connaître, c'est connaître la nécessité. Savoir et Liberté s'opposent irréductiblement. Et Berdiaeff qui me dit : pourquoi voulez-vous m'enlever la "liberté de connaître"?
Je n'ai vraiment connu les hassidim qu'à travers Buber. J'en ai entendu parler par mon père, qui était un savant en choses hébraïques, mais un indifférent en matière de religion. J'avais gardé l'idée que parmi les "sales Juifs", ceux-là étaient un peu plus sales. »

[1]. Les Deux Sources de la morale et de la religion, 1932.


19 décembre 1934, Boulogne

« Vous avez parfaitement raison, mon cher ami, si- vous ne pouvez venir chez moi, je dois aller-chez vous : il faut donc qu'au moins rarement nous nous voyions. Or, je viendrai après ma conférence, chez vous, le samedi 22 décembre à 6 h 3/4-7 heures, probablement, parce qu'on me retient quelquefois. Et encore parce que je fais à présent mes conférences à l'Institut, d'études slaves (rue Michelet) qui est un peu plus loin (de vous) que la Sorbonne. A samedi donc... »


Janvier 1935

A propos de Honegger et de la musique de Rapt qui ne lui a pas plu:
« D'habitude, quand je n'aime pas la musique, je me dis: puisque je ne l'aime pas, c'est donc qu'elle est excellente. Je dis donc qu' elle est excellente. Et comme ça, je passe pour un connaisseur de la musique moderne. »

«Un jour, Charles Du Bos me téléphone par deux fois de venir passer la soirée chez lui. J'y vais. Il y a beaucoup de monde. Parmi les gens, un célèbre savant russe : Rostovtzev, qui a écrit une Histoire des Scythes, remarquable dit-on ; je ne l'ai jamais lue. Voilà que Rostovtzev s'approche de moi et, dès les présentations faites, s'attaque violemment à ma personne et à mes idées. J'étais très péniblement impressionné, mais, par égard pour sa personnalité et par peur d'un scandale j'ai essayé de me dérober à la discussion. Rostovtzev l'a remarqué, mais il a cru que c'était par faiblesse, et que je n'avais rien à répondre. Il m'avait embarrassé, pensait-il. Or, ses arguments portaient sur l'expérience, etc. des banalités qu'il débitait avec beaucoup de conviction. Finalement, force me fut de riposter. Je ne lui ai pas contesté l'importance de l'expérience et je l'ai même félicité de ses solides convictions ; comment pourrait-on être un savant si on ne croyait pas à l'expérience ? Mais je lui ai dit que, pour nous, le problème ne commençait pas à partir de l'expérience, mais avant:
"Nous, nous sommes obligés de nous demander: qu'est-ce donc que l'expérience ? Qu'est-ce donc que la théorie ? Qu'est-ce que le fait ? Or, un fait n'est rien : je pourrais me tromper ; il se pourrait qu'il y ait un mirage; il me faut isoler quelque chose d'une multitude infinie de matériaux ; cette chose repose sur des contradictions, etc. Or, pour avoir un fait duquel on puisse partir, je suis obligé d'avoir, au préalable, une théorie qui décidera ce qui est un fait, et ce qui n'en est pas un. Ce n'est donc pas du fait que l'on part pour dégager une théorie, mais de la théorie pour dégager le fait, etc." Or, Rostovtzev, comme presque tous les savants, était complètement ignorant en philosophie.
D'assaillant, il est devenu assiégé. En dix minutes, il avait perdu son assurance. Il m'en a tellement voulu de cette leçon — comme si ç'avait été moi qui l'avait provoqué, et presque impoliment ! que, sept ans plus tard, lorsque je le rencontrai, c'est à peine s'il me salua ! »

«Chaque fois qu'on m'attaque, on me veut démontrer que deux fois deux font quatre. Or, je vous ai raconté, un jour, qu'à la classe préparatoire du gymnase (j'avais huit ans) il ne fallait savoir, pour passer l'examen, rien que l'addition et la soustraction. Or, je connaissais déjà aussi la multiplication. Et quand on m'a demandé combien faisaient six fois huit, j'ai répondu quarante-huit. A huit ans, je savais donc ce qu'on me veut apprendre à soixante. »


Mars 1935. chez Madame Lovtzki, soeur de Chestov

Chestov m'annonce que les pourparlers au sujet de son voyage en Palestine sont en bonne voie. Il sera défrayé de tout, en échange de quoi il fera une conférence dans toutes les villes et les colonies de Palestine. Les pourparlers ont porté sur deux questions: 1. les livres sterling. 2. le grand public désire, veut, comprend, etc.
Chestov avait pensé d'abord à une conférence dont le thème eût été : Abraham et Socrate. Mais il eut tôt fait de se convaincre que le « grand public » n'y mordrait pas. Déjà, parlant de ses élèves à Paris (à l'Institut slave), il déclarait qu'ils comprenaient le russe, mais rien à ce qu'il disait. Alors... Il avait fait acquisition de plusieurs ouvrages de Maimonide et décidé d'en parler, l'occasion de son anniversaire.
Je l'interroge:
«Non, je me bornerai uniquement à raconter l'oeuvre de Maimonide, sans rien ajouter de personnel.
— Ce n'est pas possible, dis-je.
— Si, Si, il le faut ; j'ai envie de faire ce voyage en Palestine, alors je me contraindrai... Ce sera pour cet automne. Six mois, ce n'est pas trop pour étudier Maimonide, car je le connais à peu près autant que vous.
— Votre décision est bonne, mais je ne pense pas que vous puissiez tenir la gageure. Vous trouverez quand même quelque bout de texte qui chambardera le tout.
— Je l'ai déjà trouvé ; il écrit que "lorsque la Bible se trouve être en contradiction avec les évidences et la raison, il faut l'interpréter dans le sens des évidences et de la raison
— C'est la clef, dis-je, vous finirez bien par dire que peut être valait-il mieux, en ce cas, renoncer aux évidences.
— Non, car à quoi cela servirait-il ? Ce texte devrait fournir le centre de la conférence — et comme ce n'est pas possible... Pour une fois je passerai pour un Sage. Ce n'est pas trop tôt.»
Et, avec une charmante ironie, se tournant vers son beau frère
« Mon beau-frère, ici présent me dit souvent: "Tu ne seras jamais sage. Car qui t'écoute parler? Personne. Il y a, bien entendu, Fondane, mais il est seul, il est si jeune, si bête. S'il n'avait pas été si bête, il y a longtemps qu'il se serait attaché à Wahl, ou à Berdiaeff — qui est le modèle de toutes les vertus, il est même couronné par l'Académie — et il serait lui-même devenu un Sage." Mais mon beau-frère n'a pas raison ; vous, c'est vrai, vous êtes jeune et bête, mais moi je suis vieux et... intelligent.
— Vous allez voir, lui dis-je, un jour viendra où il y aura une Chestov Geselschaft.
— Elle n'aura qu'un membre : Fondane.
— Vous faites erreur, elle aura beaucoup de membres de tout repos, qui défendront si bien votre pensée que Fondane, justement, n'y sera pas admis. »

Nous parlons de son livre sur Kierkegaard. Après le refus de la NRF, Grasset à son tour, n'en veut pas: ce n'est pas pour le grand public. On a dit aussi à de Schloezer, qui s'en occupe, que le livre est, certes, très beau, mais que c'est un livre de Chestov, non un livre sur Kierkegaard.
« Vous comprenez, lorsque Wahl écrit sur Kierkegaard, c'est sur Kierkegaard. Gallimard a repris pour son compte les livres de Charles Andler sur Nietzsche — parce que là, il s'agit de Nietzsche et non d'Andler. Il me semble quant à moi, que pour véritablement parler de Kierkegaard et de Nietzsche, il ne faudrait même pas parler d'eux, mais seulement de soi-même. »

« Vous savez, j'ai maintenant un poste de radio chez moi. Tantôt c'est l'Allemagne, tantôt la Russie. On n'entend aux postes allemands que "Heil Hitler!" et au poste russe: "les paroles prophétiques du camarade Staline". Même au temps du Tsar, la flatterie et la bassesse n'étaient allées jusque-là. "Prophétique!" S'ils avaient un seul instant réfléchi sur ce mot ils ne l'auraient jamais prononcé. »


Sans date (papiers épars, souvenirs)

Sur Gide:
«C'est un des hommes les plus intelligents que je connaisse, il devine tout ; on ne peut rien lui cacher. Son livre sur Dostoïevski avait paru [1]. Nous étions à Pontigny. Un jour, il me demandait ce que j'en pensais. Alors je lui ai dit que c'était très bien écrit, etc. Il a compris tout de suite. Il a changé de conversation. Mais depuis, il ne m'a jamais plus parlé...
On avait rapporté à Chestov que Gide avait dit, après la lecture de son Dostoïevski et la Tragédie [2],« qu'il n'avait plus été bouleversé ainsi depuis Nietzsche ». Un peu plus tard (après l'incident de Pontigny), publiant son essai sur Montaigne, Gide l'envoya à Chestov, avec une charmante dédicace. Mais, lorsque Boris de Schloezer demanda à Gide une petite introduction pour les Morceaux Choisis de Chestov [3] à paraître dans la NRF, Gide prétexta le manque de temps. Et je ne pense pas que son orientation vers 1'URSS n'y était pour rien.

Chestov raconte l'histoire de la brochure sur les Soviets, qu'un ami lui avait commandée à Berlin. Sans la lire — bien que Chestov l'eut prévenu — il la fit imprimer, et ne la lut que lorsque le bouquin était sorti... Il en brûla tous les exemplaires.

Nous assistons ensemble à une conférence de Jules de Gaultier, « L'essence biologique de l'art ». On connaît la théorie du bovarisme et l'on sait que ce philosophe a mis au jour un système spectaculaire en haine du jouir et du souffrir, et donc des évaluations morales. La conférence est suivie d'une discussion publique entre Jules de Gaultier, Basch et Lalo. Basch plaide en faveur du sentiment : n'est-ce pas la joie que l'oeuvre d'art nous donne? Charles Lalo trouve justement que dans cette évasion du jouir et du souffrir, par le spectacle, de Gaultier n'a pas donné à l'art une spécificité qui le distinguerait, en tant que spectacle, des autres formes du spectacle, qui ne sont pas de l'art.

Je sors avec Chestov:
« C'est une théorie, dit-il, moitié Kant, moitié Schopenhauer. Il a pris chez le premier "le moment du désintéressement", et chez le second, son évasion du jouir et du souffrir. Mais pourquoi n'est-il pas allé jusqu'au bout de la pensée schopenhaurienne ? Il dit constamment : j'ai horreur de la morale ! Mais, au fond, il a horreur de l'existence et il aime la morale. C'est parce que l'existence ne plaît pas à la morale, qu'il la repousse. Il aurait mieux valu aller jusqu'au bout et, pour supprimer le jouir et le souffrir, déclarer le monde un mal et en appeler au nirvana. La morale contre la vie : c'est là le reproche que Nietzsche faisait à Schopenhauer. »

[1]. André Gide, Dostoïevski, articles et causeries, Paris, Pion 11923).
[2]. La Philosophie de la tragédie. Dostoïevski et Nietzsche, Paris, Ed. de la Pléiade (O. Schiffrin) [août) 1926. Nous pensons qu'au moment de l'entretien relaté par Fondane, Gide n'avait pas lu ce livre, mais l'article de Chestov « Dostoïevski et la lutte contre les évidences» paru dans la N.R.F., en février 1922.
[3]. Pages choisies, Paris, Gallimard, 1931, 230 p.


Le 14 juin 1935, Boulogne

« De nouveau, je suis dans une pleine incertitude de vous, mon cher ami. Je comprends que vous n'ayez pas de temps pour venir chez moi, mais tâchez au moins de trouver quelques minutes libres pour m'écrire une carte — et me raconter en quelques mots votre état de santé ! Qu'est-ce que disent les médecins ? Ils ont donc eu assez de temps pour faire leur diagnostic ! J'attends avec impatience votre réponse !
Je peux vous annoncer une agréable nouvelle. Mme Bespaloff va venir ces jours-ci à Paris, j'espère que vous pourrez vous arranger pour venir la voir...


Le 16 juillet 1935

L'autre jour Boris de Schloezer et Mme Bespaloff se trouvaient chez Gabriel Marcel. Tous les deux lui ont signalé que, dans son dernier livre, le Monde cassé,[1] on rencontrait des traces évidentes de la pensée chestovienne. Alors Marcel a reconnu:
« Ce livre est écrit depuis plusieurs années. A cette époque, j'ai été bouleversé par la pensée de Chestov. Mais je me suis aperçu, au bout d'un moment, qu'il frappait à une fausse porte. Et, plus tard, que là où il frappait il n'y avait même pas de fausse porte, voire pas de porte du tout. »

Chestov : « Cette remarque de Marcel ne manque pas de finesse. Cependant, s'il avait voulu voir, il aurait remarqué, également, que cette découverte qu'il a faite lui avait été aussi proposée par mes écrits. Je n'ai fait que dire et répéter inlassablement que, précisément, il n'y a pas de porte et que, néanmoins, il fallait frapper à cette porte qui n'existe pas. "Frappez, et l'on vous ouvrira", dit l'Évangile. Mais Il ne dit pas : frappez à tel endroit, à telle chose; il est clair que si on nous donnait une porte, que si on voyait cette porte, on frapperait : la porte s'ouvrirait, ne s 'ouvrirait pas, ou même nous repousserait, qu'importe ! elle serait là, il faudrait frapper. Mais voilà: on exige de nous de frapper sans savoir où il faut frapper : c'est là ce qu'il nous faut comprendre. Si j'avais choisi de lutter contre quelqu'un, ou contre quelque chose, Marcel aurait raison. Mais j'ai choisi de lutter contre les évidences, c'est-à-dire contre la toute puissance des impossibilités. »

« Voyez ce livre de Rudolph Otto. Je vous avoue, à vous, qu'il y avait longtemps que je connaissais l'existence de cet auteur, mais je ne l'avais pas lu. Il avait publié un livre célèbre : Das Heilige[2]. Vous entendez: Das ! Mais, soit manque d'occasion, soit répugnance à cause du titre, je ne l'avais pas lu. L'autre jour, je trouve chez Mme de Manziarly un livre d'Otto sur les mystiques d'Orient et d'Occident [3]. Bien sûr, je ne me suis pas dépouillé devant elle comme devant vous, de ma fierté, de ma dignité de philosophe ; je ne lui ai pas dit que je n'avais pas lu Otto ; peut être même lui ai-je laissé croire que j'avais lu Das Heilige. Eh bien, j'ai pris ce livre et l'ai lu, voyez, presque d'une traite. Très remarquable ! Naturellement, ce que je craignais s'y trouve. Il s'agit de la Sainteté et non du Saint. Il compare, par exemple Çankara (que l'on considère, vous le savez, comme une pensée de décadence par rapport aux Védas) à Maître Eckhart ; il y trouve des ressemblances et des points de contact innombrables ; il avoue aussi qu'il y a des différences. Mais, ces différences, il ne les aborde pas ; il dit seulement que les différences proviennent du fait que la pensée de Eckhart repose sur la voûte de la terre biblique et que celle de Çankara repose sur le sol indien... Il faut dire que, dans ce gros livre, on ne parle de la Bible que trois ou quatre fois ; et aussi, que la pensée de Maître Eckhart, très remarquable par ailleurs, évite, elle aussi, de toucher au sol de la Bible ; il s'agit, ici et là, de la divinité plus que de Dieu. Car, avec la divinité, la spéculation reste permise ; elle cesse en la présence de Dieu. "Dieu est ton ennemi mortel", dit Kierkegaard ; et quelle spéculation est encore possible en la présence d'un tel Dieu ? Aussi le psalmiste, les prophètes, parlent-ils de clamare ; ils crient vers Dieu et ne spéculent pas. On peut spéculer sur la divinité, car elle est immuable, elle ne bouge pas, ne répond pas, se laisse faire. Mais Dieu - s'il est (et fut-il même méchant, capricieux, arbitraire, il est néanmoins), il n'entend pas aujourd'hui, mais peut-être entendra-t-il demain. S'il y avait une divinité, il y aurait une porte... Mais criez, frappez vers le Dieu capricieux : il n'y a point de porte.
Dostoïevski avait rencontré 'vers la quarantaine Soloviev ; il l'a pris pour son maître. Il était ignorant, Dostoïevski, et croyait lui aussi que Soloviev, qui avait le Savoir, pourrait prouver ce que, lui, Dostoïevski, ne faisait que sentir, que pressentir. J'ai été plus heureux que Dostoïevski, car j'ai rencontré Husserl, mon maître après Dostoïevski, mon véritable maître. Il n'y avait pas moyen de se tromper avec Husserl comme avec Soloviev ; et j'ai compris que non seulement Husserl ne voudrait ni ne pourrait prouver ce que je sentais — mais que la preuve même était une force — et qu'il fallait l'éviter.
C'est remarquable que personne ne comprenne cette chose toute simple. Otto dira encore, avec beaucoup d'autres, le mépris des hindous pour la logique européenne ; mais sans la logique, on ne peut faire un seul pas ; on ne peut effectuer une seule affirmation ! Si je dis : "Ce cendrier existe", me voilà obligé d'accepter toutes les conséquences qui sont impliquées par l'existence de ce cendrier. Sans doute, en ce moment, ce cendrier nous sert à tous les deux pour poser la cendre de nos cigarettes, il nous est utile. Je veux bien, partant, qu'il existe. Mais Si ce cendrier se transformait, s'il devenait Hitler, ou la peste noire, me voici obligé d'accorder l'être à la peste noire, ou à Hitler. Or, je pense que ce cendrier a été posé ici pour quelque chose ; et la peste noire aussi. Ils peuvent demeurer encore un certain instant, ou s'évanouir aussitôt ; rien ne m'autorise, ni ne m'oblige, de penser que la peste noire est — je veux dire qu'il n'y a rien à faire pour qu'elle ne soit plus ; elle est, donc elle a été, et elle sera. Sans doute, la spéculation a besoin qu'il en soit ainsi. Mais, Si Maître Eckhart s'appuyait sur la Bible, il saurait bien que je puis changer de méthode: renoncer à la spéculation qui m'oblige d'accepter la peste noire et recourir au cri qui me permet de la refuser. Il n'y a pas de "fait" ; il y a toujours une logique qui pose le fait; qui sanctifie le fait et le rend éternel. Aussi Dostoïevski, jusque dans son dernier livre : les Frères Karamazov, posait des idées qui n'avaient guère de rapport avec celles de Soloviev : il avait perdu Soloviev en route. Il savait, et je le sais très bien que le "fait", justement parce que posé par la logique, est tout-puissant ; s'il n'était pas tout-puissant, il y aurait des portes sans nombre. Mais sa toute-puissance m empêche de trouver les portes ; aussi ne puis-je que crier, que frapper, là où il n'y a pas de porte. Husserl a été le seul à comprendre la distinction que je faisais entre ces deux faits, également investis de toute-puissance et d'éternité, je veux dire d'être : Socrate est mort ; ce chien enragé est mort. Aux yeux de la spéculation ces deux vérités sont identiques ; néanmoins, je veux bien que ce chien soit mort, et que cela soit éternel ; mais je ne peux accepter que soit éternelle fait que Socrate est mort. Si je lutte, ce n'est pas contre quelque chose, mais contre moi-même, c'est en moi que je dois tuer la vérité du "fait". Je frappe bien que je ne sache se trouve Dieu.»

Plus tard : « Je n'aime pas la guerre. Mais s'il la fallait faire contre Hitler, je prendrais le fusil, à mon âge. Vous savez dans quel estime je tiens le bolchevisme ? Eh bien, si Hitler attaquait les Soviets, il faudrait défendre les Soviets, pour empêcher Hitler d'être le maître de l'Europe. Entre deux maux, je choisis le moindre. »
Je lui parle du Congrès international des écrivains et d'Alexis Tolstoï racontant que l'idée de la mort n'est qu'une obsession bourgeoise : « Alexis Tolstoï est un excellent écrivain, dit Chestov, il n'a jamais été intelligent ni porté sur la pensée. Je me souviens qu'un jour, en Russie, on était invité chez Gherschenson, qui était un célèbre historien à l'époque. A un bout de la table, il y avait Gherschenson et Tolstoï ; j'étais avec Berdiaeff, Ivanov, à l'autre bout de la table. Gherschenson était un professeur manqué, il aimait enseigner ; à un moment donné, il se fit un silence à table et on entendit la conversation. Gherschenson disait à Tolstoï qu'il avait beaucoup de talent, mais que ce qui lui manquait c'était de penser. "Vous croyez qu'il faut penser ?" questionna Tolstoï, en passant la main sur son front, très ennuyé. Alors, de l'autre bout de la table, je lui dis : "Si vous voulez m'en croire, je vous donne, moi, la dispense de penser ; écrivez ce que vous sentez, comme vous le sentez." Alors Tolstoï fit le signe de croix : "Vous croyez que je puis ne pas penser? Merci !" C'est un homme cependant très habile, il sait faire ses affaires mieux qu'un Citroen. »

« Lisez l'étude de Mme Bespaloff sur Malraux [4] ; elle le situe dans la perspective des Dostoïevski, des Tolstoï. Il y a là quelque chose qui m'offense. Oui, Malraux situé près de Gide je veux bien ; mais près de Dostoïevski !!!
Lévy-Bruhl a dit à Mme Bespaloff: "Je suis en complet désaccord avec Chestov ; mais c'est un homme de talent et il a -le droit d'exprimer sa pensée." Je trouve ça très beau de sa part cette attitude d'esprit tend à disparaître du monde. »

«Gide est trop intelligent, c'est son intelligence qui l'empêche de voir clair. »

« Aimez-vous écrire ? Moi, je hais cela. Il m'arrive même de quitter le travail sur une phrase achevée à moitié, tellement je suis las. »

« Je suis heureux que les Cahiers du Sud veuillent bien publier ma conférence sur Kierkegaard et Dostoïevski [5] (future préface du livre: Kierkegaard et la Philosophie existentielle). Il faut que certaines choses soient dites ; que l'on empêche "l'interprétation" de Wahl de passer. J'ai peut-être tort, mais elle m'offense. »

[1]. Gabriel Marcel, le Monde cassé (pièce en 4 actes) suivi de Position et approches concrètes du mystère ontologique, Paris, Desclée de Brouwer, 1933.
[2]. Rudolph Otto, Das Heilige. Uber das Irrationale in der Idee du Göttlichen und sein Verhaltnis zum Rationalen, 8-te, Auflage Breslau, 1922 (1er éd., 1917), 383 p. 16-te, Auflage Gotha, L. Klotz, 1927.
[3]. Rudolph Otto, Westöstliche Mystik, Gotha, L. Klotz, 1929, 445 p. (Traduction française: Mystiques d'orient et mystiques d'occident, Paris, Payot, 1951. 268 p.)
[4]. Rachel Bespaloff, Cheminement et Carrefour, Vrin, Paris, [juin] 1938.
[5] Il s'agit du texte de la conférence « Kierkegaard et Dostoïevski » faite le 5 mai 1935 que j'avais demandé aux Cahiers du Sud de publier, sur la demande de Chestov (N.A.). [ Cahiers du Sud, mars 1936, no. 181, pp. 179-200.]


continue



website © 2002 ArianeK

Orphus system