home    intro    texts    links    biblio

Entretiens avec Leon Chestov
par Benjamin Fondane

(c) Dans "Rencontres avec Léon Chestov", textes établis et annotés par Nathalie Baranoff et Michel Carassou, Paris, Plasma, 1982


I've given an English translation of this text. For easy reference footnotes have been arranged immediately at the end of each date. AK


[ 1 ] [ 2 ] [ 3 ]


12 novembre 1936

De retour à Paris. Pendant mon absence, ma Conscience malheureuse ayant paru, Chestov m'avait écrit à Buenos Aires une lettre adorable [1] et, en somme, assez flatteuse. Car il n'avait pas l'habitude des compliments et, depuis plus de dix ans que je le fréquentais, je n'en avals pas entendu beaucoup. La seule fois où il m'en avait fait remontait à plusieurs années, à la publication de la traduction française de sa Philosophie de la tragédie [2].
Son voyage en Palestine est déjà loin, je ne puis espérer en tirer des images fraîches.
« Mes conférences étaient interrompues... Les troubles que vous savez. Pendant trois semaines, je n'ai rien fait littéralement. J'ai une grande capacité, que peu de gens possèdent, à ne rien faire absolument. Je me souviens qu'une fois — il y a bien longtemps, après la parution de mon Dostoïevski et Nietzsche — j'étais en Suisse, lorsque j'ai rencontré Anski, l'auteur du Dybuk [3]. C'était un pauvre diable, qui tapait à droite et à gauche, qui faisait, pour vivre, d'incroyables acrobaties. S'il avait pu, alors, avoir un peu de l'argent que sa pièce a rapporté depuis ! Et Ansky me demande, à brule-pourpoint, ce que je préparais. J'étais si loin de préparer quelque chose, et même de penser que l'on pût préparer quelque chose, si libre, si détaché de tout, que j'ai mis du temps à comprendre la question. Écrire est pour moi un tel supplice ! »

Nous parlons de la métaphysique hindoue, dont il avait commencé à s'occuper avant son départ pour la Palestine.
« Vous voyez, ma bibliothèque augmente. J'ai passé maintenant des livres sur les Hindous aux écrits authentiques. C'est absolument remarquable ! J'ai de plus en plus l'impression qu'il y a là une force spéculative plus grande que dans la philosophie grecque. Certes, je ne crois plus avoir le temps de faire état de ces études, mais j'y prends un intérêt considérable...

Je lui fais part d'une observation de Maritain, au cours de nos conversations sur le bateau, à notre retour d'Argentine. Comme je lui disais que, selon Chestov, le saint est saint parce que Dieu l'aime et non pas que Dieu l'aime parce qu'il est saint, Maritain m'a répondu que c'était là également l'avis de saint Thomas.
« C'est très bien, me dit Chestov, mais alors pourquoi a-t-il en horreur l'arbitraire ? »

A propos d'un échange de lettres entre Chestov et Jean Wahl, au sujet du livre de Chestov : Kierkegaard et la philosophie existentielle:
« Vous voyez, il parle et reparle de l'immutabilité, de l'immanence, il évite de parler de l'impuissance de Kierkegaard. J'en avais parlé cependant, j'ai même fait allusion à la visite que Kierkegaard avait faite à son médecin... C'est là ce qui est difficile à comprendre. Si Kierkegaard avait rencontré un médecin intelligent, qui lui aurait dit "Vous n'avez rien, mariez-vous" (car Kierkegaard n'était pas réellement impuissant), tout eût peut-être, tout eût sûrement, été changé. Kierkegaard se serait marié, eût trouvé que Régine était comme toutes les femmes, ne l'eût plus aimée de ce grand amour, etc. et n'eût plus pensé les choses qu'il nous a dites. Vous vous rappelez ce que Schopenhauer disait au sujet de Jean et de Marie. Kierkegaard eût vu, en se mariant, que Régine peut-être était bête, et, après tout, une femme quelconque. Car, enfin, elle était charmante, mais l'eussiez-vous connue, vous n'auriez pas compris "pourquoi" Kierkegaard l'aimait tant et, en tous cas, vous n auriez jamais admis que l'on pût, pour une telle femme, bouleverser tout. Mais qui nous dit lequel des deux Kierkegaard eût eu raison? Qui nous dit que Jean n'a pas davantage raison lorsqu'il trouve Marie belle — en l'aimant — que lorsqu'il la trouve bête et laide — quand il ne l'aime plus ? »

[1]. Voir supra la lettre de Chestov du 2 juin 1936.
[2]. Voir supra [1926].
[3]. Anski (pseudonyme de Semen Akimovitch Rappaport): Der Dybuk, dramatische Legende in vier Akten, Berlin-Wien, B. Harz, 1922.


Novembre 1936

Chestov: « J'ai vu des horreurs sous les Tzars, mais aussi des hommes courageux qui ne cédaient pas, à qui la mort même ne faisait pas peur. Ce qui est le plus grave avec Staline, ce n'est pas qu'il ait tué des hommes ; c'est qu'il ait tué en eux jusqu'au courage. Le prince Mirsky, par exemple. C'est un homme courageux. Il n'a pas peur de la mort. Il est en prison. Mais il y a pis que la prison : c'est de rendre les hommes lâches. »

A propos de Blum.
«Il a été élu. Il devrait savoir commander et il prie, il supplie. C'est absolument le ton de Kérensky. »

« En 1919, on pouvait encore parler en Russie. Il y avait encore un ou deux journaux libres. L'un d'eux avait fait une enquête chez les écrivains, sur le régime. J'ai répondu quelques mots seulement : "Dans notre parti révolutionnaire de jadis, nous demandions de la liberté et du pain. Mais il faut savoir ceci : que là où il n'y a pas de liberté, il n'y a pas non plus de pain." »

A propos de Jaspers:
« J'ai lu une petite brochure de lui sur Nietzsche et Kierkegaard [1]. J'ai mis d'abord beaucoup de temps pour déchiffrer son langage, car, comme tous les philosophes allemands, il a le sien. Il met Nietzsche et Kierkegaard au pinacle. Ils sont grands, ils sont magnifiques, mais... ils nous laissent les mains, le coeur, vides... Il prétend, bien entendu, repousser les vérités évidentes — mais sans les vérités évidentes, comment, au nom de quoi, saurait il que Nietzsche et Kierkegaard nous laissent les mains vides? C'est un pragmatiste, et je sais qu'il serait fâché de me l'entendre dire. Au fond, c'est encore un "retour à Kant".
Il se prosterne devant Nietzsche et Kierkegaard. Et cependant, non, ils sont vides. Pour moi, si j'étais convaincu que Nietzsche et Kierkegaard ne nous apportent rien, je ne me prosternerais pas devant eux. Il n'y a à se prosterner, d'abord, devant personne. Je sais que ce sont des hommes qui ont cherché, qui n'ont pas- trouvé, etc. Jaspers concède, pour finir, que Kierkegaard avait la foi. La belle affaire ! C'est comme si, après avoir décapité un homme, on lui disait : et à présent, vis ! Car la foi, sans le possible, la foi sans le pouvoir, c'est pour Kierkegaard la mort. Ses mains sont vides, mais il a la foi. Merci !
Il nie semble que dans le gros livre de Jaspers [2] que je n'ai pas pu lire — il coûte quelque 400 francs ! — il s'attaque à moi, sans me nommer d'ailleurs, il ne nomme personne. On m'avait demandé de lui envoyer un livre, je lui avais envoyé Sur la balance de Job (en allemand). Il ne m'a jamais répondu.
Sans doute trouve-t-il que Nietzsche et Kierkegaard doivent être tués. Mais il ne le fera pas lui-même... Il dira seulement qu'ils nous laissent les mains vides. C'est pourquoi j'ai intitulé mon article sur lui : "Sine effusione sanguines [3]" Il tue seulement en esprit. Pour le reste, d'autres s'en chargeront. »

« J'étais jeune et je cherchais et je n'osais pas encore, lorsque j'ai rencontré le texte de Tertullien. (Et mortuus est Dei filius; non pudet quia pudendum est. Et sepultus resurrexit ; certum est quia impossibile.) Mais où? dans un gros livre de Harnack [4], au bas d'une page, dans une note. Il le donnait comme une "curiosité" ; assez bon pour le sous-sol, mais pas assez pour être imprimé dans le texte. »

En parlant d'un jeune paysan, écrivain, misérable, qui était venu le voir:
«Mon lecteur... car je peux les compter...»

[1]. Vernunft und Existenz, Groningen. Verlag Wolters, 1935, 115 p.
[2]. Il s'agit probablement de Nietzsche. Einführung in das Verstandnis seines Philosophierens, Berlin und Leipzig, W. de Cruyter, 1936, 437 p.
[3]. « Sine effusione sanguinis. Sur la probité philosophique", (étude sur le livre de Jaspers, Vernunft und Existenz). En Russe, Pout, août-déc. 1937 ; en français, Hermés, Bruxelles, janv.1938, pp. 5-36.
[4]. Adolf von Harnack (1851-1930), théologien protestant allemand qui considère le dogme chrétien comme une hellénisation du message chrétien originel.


Le 5 janvier 1937 chez Mme Lovtzki

Chestov, en parlant de ses cours à l'Institut slave, sur Kierkegaard:
« Que voulez-vous? Je ne pouvais tout de même pas leur parler de "la suspension de l'éthique". Ils m'auraient planté là et seraient allés au café chantant. »
En parlant de Berdiaeff et de Maritain:
« Ils sont professeurs. Ils doivent enseigner. C'est-à-dire qu'ils doivent répondre à la question muette que leur pose l'élève Que faire? Comment, dans ce cas, serait-on libre?
Je me souviens — il y a longtemps de ça — un lecteur avait commencé par m'écrire que j'étais un "héros de la pensée" etc. Puis, un jour, plus tard, il m'écrivit à nouveau. Cette fois-ci il me demandait : "Que faire ?" J'allais justement le lui demander.
Il m'est arrivé, en parlant, de sentir l'auditoire étranger, hostile. Et alors, insensiblement, je changeais de thème ; sans doute avons-nous aussi, comme les musiciens, le moyen d'exécuter quelques accords intermédiaires. Et voilà que je ne parlais plus de Kierkegaard, mais de Soloviev. Tout de suite, la salle respirait. Au cours suivant, le nombre de mes auditeurs augmentait du double. Il y avait jusqu'à 80 personnes dans la salle. »


Le 18 janvier 1937. Boulogne

Il y a une semaine, chez moi, Chestov m'a demandé de lui donner lecture de mon article : « A propos du livre de Léon Chestov : Kierkegaard et la philosophie existentielle[1] », article destiné à la Revue de philosophie, revue thomiste et catholique. Chestov trouve mon étude mal bâtie, la polémique que j'ai entreprise contre Maritain rejetant au second plan la figure de Kierkegaard.
J'ai refait cet article. Une lettre de Chestov me prie de passer le voir.

[1]. Revue de philosophie, sept.-oct. 1937. Voir annexe 4.


Le 18 janvier 1937 Boulogne

« Mon cher ami, depuis que vous m'avez lu votre article, j'y ai pensé et repensé beaucoup et il me semble que ça serait bien utile — même nécessaire — que nous en parlions une fois de plus. Choisissez donc un jour pour passer chez moi et prévenez-m'en, comme d'habitude. En attendant, etc. »


21 janvier 1937

Je Viens chez lui. Il lit le manuscrit dactylographié, un crayon à la main.
« Ce n'est pas encore ça, me dit-il. Beaucoup de digressions. Le plus important s'y perd. Il est des choses qu'il faut dire... et puisqu'on ne me lit pas, et qu'on vous lit, c'est vous qui devez dire ces choses. On a trop hâte de se débarrasser de Kierkegaard ; il est dangereux, alors on s'efforce de le rendre moins nuisible. C'est pourquoi il faut insister sur ce qu'est la philosophie existentielle [il dit : existentiannelle]. Il ne faut pas leur abandonner la philosophie avec mépris 111 faut attaquer leur philosophie, mais insister sur le fait que la philosophie existentielle est une philosophie. Leur philosophie ignorait que la philosophie a deux dimensions ; la foi est la seconde dimension de la pensée — et non de la mystique. Je vous ai raconté que Janet, dans un de ses cours, m'a appelé non seulement mystique, mais grand mystique. Cela veut dire : "Il dit des bêtises, mais c'est un mystique ; il en a le droit. Nous, qui sommes intelligents, nous devons nous méfier des bêtises." Ça me rappelle ce que Madame Ghippius, la femme de Merejkovski, me racontait, il y a longtemps de cela. Elle était très bien, dans le temps, Zénaïde Ghippius. Un jeune homme lui faisait la cour, qu'elle tenait à distance. Alors, le jeune homme lui écrivit un jour : "Si vous m'interdisez de passer vous voir, alors, je rentrerai chez moi, je... (je ne me souviens pas quoi)... et je lirai Chestov." C'est la suprême bêtise qu'il pouvait faire ! »
Il me parle ensuite de la philosophie hindoue de Çankara:
« Pensez donc ! Ces gens étaient aussi ignorants que les prophètes de la Bible. Ils ne savent rien de la chimie, de la physique, etc., mais en raison pure, ils atteignaient une puissance, une finesse, remarquables. Élégance, précision, Çankara me fait penser à saint Thomas. C'est presque un système de pensée. »


Le 17 février 1937

« Vous vous rappelez Casseres (l'écrivain américain). Je vous ai dit qu'il a publié un livre sur quatre ou cinq hommes : Bouddha, Spinoza, Nietzsche, Jules de Gaultier. Je ne me souviens pas du cinquième. J. de Gaultier a dû lui envoyer mon Idée du Bien chez Tolstoï et Nietzsche, à cause de la préface qu'il a écrite. Je suppose que c'est ainsi que Casseres a pris connaissance de mes livres. Il vient de publier un article sur moi : "Samson dans le Temple du Fatum" [1]. D'après le titre, j'ai cru qu'il avait compris de quoi il s'agit. Mais, d'après le peu que j'ai pu comprendre (c'est en anglais), il commença par parler de moi comme styliste; j 'ai vu tout de suite que mes affaires allaient mal. Je me souviens d'un philosophe qui m'a écrit naguère que mon style était si beau qu'il faisait oublier tout le reste. C'est ainsi que Jaspers parle de Nietzsche. Car il se prosterne devant Nietzsche. Je vous le répète: il se prosterne. Je ne crois pas m'être prosterné jamais devant Nietzsche ; et vous qui l'aimez tellement, non plus. Il se prosterne, mais... hélas du point de vue dogmatique, il doit reconnaître qu'en fin de compte ses mains et son coeur restent vides. De même, pour le style de Kierkegaard. Je ne crois pas que, dans mon livre, j'ai jamais parlé de cela. Il est vrai que le style de Kierkegaard n'est pas celui de Nietzsche ; mais même pour Nietzsche je n'y avais jamais pensé. Je me souviens qu'autrefois j'avais lu Nietzsche, en allemand, bien entendu. Or, un jour, en rentrant en Russie, je lis une traduction de Nietzsche et le traducteur du livre l'appelait un philosophe allemand. J'ai été très frappé : je n'avais jamais pensé que Nietzsche était un philosophe allemand, bien que je l'eusse lu en allemand. »

« Vous connaissez Louis Guilloux? L'autre jour, je reçois un papier du ministère des Finances, qui me demandait je ne sais quels impôts arriérés. Bon. Le lendemain, je reçois une lettre à l'en-tête du ministère des Postes. J'ai cru que c'était encore une tuile. Non, c'était Guilloux qui m'écrivait et me demandait de faire cinq conférences [2] d'un quart d'heure à la radio, sur Dostoïevski; Copeau ferait des lectures d'un quart d'heure, après moi. Je lui ai demandé de passer me voir. Il voudrait que les pages lues fussent tirées des Mémoires d'un souterrain, de la Douce, du Songe d'un homme ridicule... Alors j'ai pensé que, peut-être, il m'avait lu. Vous savez qu'en général personne n'a jamais parlé de ces textes ; on ne cite jamais, parmi les oeuvres de Dostoïevski, les Mémoires d'un souterrain, Gide pas plus que les autres.»
Je lui dis que Copeau avait jadis adapté au théâtre les Frères Karamazoff, et joué lui-même le rôle d'Ivan.
« J'ai pensé aux Frères Karamazoff. Mais il est difficile de choisir un texte... Le rêve de l'Inquisiteur, c'est beaucoup trop long. Étrange ! Dostoïevski qui avait une telle puissance à poser des personnages, qui avait si bien brossé Hippolyte, l'Inquisiteur et tant d'autres, quand il arrive au Staretz Zossima, ses moyens l'abandonnent. Il n'a rien à dire. Je ne sais si vous vous rappelez sa préface aux Frères Karamazoff. Il y annonce que ce livre n'est qu'un premier tome, où il décrit encore mal, mais que le second tome remettra tout en place. Au moment des Frères Karamazoff, Dostoïevski avait déjà fait la connaissance de Soloviev, il fréquentait l'héritier du trône, le futur Alexandre III, le chef du Synode... C'est ce dernier qui, après avoir lu les Frères Karamazoff, a dit qu'on ne pouvait pas guérir, quoi que l'on fasse, avec un second volume, le mal que Dostoïevski avait ouvert avec le premier. Il avait vu juste.
Que voulez-vous que je dise en des conférences d'un quart d'heure ? et à la radio ? Rien de ce que j'ai déjà écrit ne se prête à cela. Alors, il me faudra relire tout Dostoïevski. De toutes façons, on ne peut rien faire de sérieux. Mais je dois gagner mon pain.
Connaissez-vous Boulgakoff ? C'était, avec Plekhanov, Berdiaeff, Boukharine, un des premiers socialistes-marxistes de Russie. Ils s'opposaient aux sociaux-révolutionnaires qui n'étaient pas marxistes, sinon au point de vue économique, du moins au point de vue métaphysique, éthique, etc. Boulgakoff, plus tard, découvrit Kant et voulut faire la paix entre Marx et Kant, comme on avait voulu concilier Marx et Nietzsche. Finalement, lui, comme Berdiaeff, devint chrétien orthodoxe. Boulgakoff est très connu, même ici, mais surtout en Angleterre. Récemment, il a tenu une conférence sur les miracles de l'Évangile. Eh bien ! il expliqua ces miracles de la façon la plus naturelle... Que voulez-vous ? On sait bien que pour avoir son pain il faut travailler, ou mendier, ou même voler, mais qu'il ne suffit pas de prier : Notre Père qui êtes aux cieux, donnez-nous notre pain quotidien.
L'autre jour, je parlais avec de Schloezer de Mme Bespaloff. "Que voulez-vous, me dit-il, elle éprouve une résistance, tout comme moi. — Oui, vous, vous résistez et le savez. C'est très bien. Mais elle, elle résiste, et fait l'impossible pour ignorer sa propre résistance. Elle dit que, même sans le Savoir, il est évident qu'il y aurait fêlure dans l'existence. Mais, sans le Savoir, d'où tiendrai telle cette évidence ? Vous vous rappelez ma citation de Leibniz dans Athènes et Jérusalem : la vérité veut non seulement contraindre, mais encore nous persuader. C'est là le problème fondamental. Tant que la vérité veut me contraindre, elle réussit ; et si elle veut, par la contrainte, obtenir de moi que je me déclare persuadé, elle réussit encore. Mais persuader, me persuader, non, cela elle ne le peut pas ; je peux toujours refuser, lui tirer la langue comme Dostoïevski. Comment font-ils pour ne pas voir que c'est là un argument capital — un argument philosophique? On peut me contraindre à accepter que l'existence est fêlée. Mais on ne peut me persuader. C'est ici qu'intervient l'éthique qui sent qu'il y a là un argument, que si nous refusons d'être persuadés il y a quelque chose qui cloche. Alors, elle introduit l'obligation, le devoir. »

[1]. Benjamin De Casseres, "Chestov: Samson in the Temple of Fatality", chapitre 3 du livre Raiders of the Absolute, New York, The Blackstone Publishers, 1937, 56 p.
[2]. Ces conférences, diffusées entre le 3 avril et le l0 mai 1937, ont été publiées dans les Cahiers de Radio-Paris du 15 mai 1937 sous le titre « L'oeuvre de Dostoïevski ».


Le 15 juin 1937, Boulogne

« Cette fois, mon cher ami, je suis, contre mon habitude, un peu en retard avec ma lettre. Mais j'ai voulu, avant de vous écrire, avoir les renseignements nécessaires pour pouvoir répondre à vos questions : il a fallu que Tatiana téléphone à Vrin et que moi je passe au consulat d'Argentine. Chez Vrin on a répondu qu'on a envoyé le livre [1] à un imprimeur en Belgique et qu'on attend les épreuves... Et au consulat on m'a dit : on ne comprend pas pourquoi on veut certifier la signature. Mais, si on le veut absolument, il faut leur apporter encore trois certificats : du commissariat, de la préfecture, du ministère des Affaires étrangères, leur payer 75 F et on aura la signature du consulat d'Argentine [2] Ça veut dire qu'il faudra courir pendant une semaine au moins et, si les autres demandent autant d'argent que le consulat, il faudra dépenser la totalité des honoraires à recevoir. Et encore c'est au-dessus de mes forces de tant courir. Voilà pourquoi je vous envoie le papier signé et je vous prie d'écrire à Mme Ocampo...
Votre chronique de l'Ordre Nouveau [3], je l'ai cherchée dans mes papiers et ne l'ai pas trouvée, mais j'espère la trouver en fin de compte. Quant à Mme Bespaloff, vous avez donc, dans votre article sur Wahl, deviné ce qu'elle allait écrire sur moi. Vous pouvez être satisfait à présent. Quand vous serez à Paris, venez me voir, nous causerons. Excusez-moi de vous accabler de commissions, etc. »

[1]. Le manuscrit d'Athènes et Jérusalem. (N.A.)
[2]. Tout ça pour authentification de la signature de Chestov sur le contrat avec la maison d'édition SUR de Buenos Aires, pour la publication de la traduction espagnole des Révélations de la mort. (N.A.)
[3]. Sur la Conscience malheureuse. (N.A.)


Le 7 juillet 1937, Boulogne

« Votre carte, mon cher ami, m'est arrivée — et je me sens très confus, il me semble que j'abuse déjà de votre amitié. Vous correspondez pour moi avec Mme Ocampo, vous lisez les épreuves [1] ,etc. ça vous donne beaucoup trop de travail. Mais comment faire autrement? SUR s'est adressé à vous et, avec mes yeux et mon insomnie (qui me fatigue beaucoup), je suis parfaitement incapable de faire moi-même beaucoup de choses que je faisais d'habitude. J'espère que ce sera pour la dernière fois et qu'à l'avenir vous n'aurez plus autant d'ennuis avec mes affaires. En attendant, je vous remercie de toute mon âme de tout ce que vous faites pour moi — la seule chose qui me reste c'est ma profonde reconnaissance envers vous.
Bien entendu, je suis très content que votre article [2] soit trouvé magnifique (par la rédaction de la Revue de Philosophie) et qu'il paraisse dans une revue catholique. Ce n'est pas que j'espère qu'après votre "exposé" on voudra se donner la peine de réfléchir sur les problèmes de Kierkegaard — sous ce rapport on peut être certain que l'on continuera à regarder Kierkegaard à travers Jaspers et Wahl — mais vous avez tant travaillé sur cet article que je suis vraiment ravi de savoir que même les juges étrangers le trouvent magnifique. Et croyez-vous que Maritain tiendra sa promesse de vous répondre avec "violence" ? etc. »

[1]. De Athènes et Jérusalem. (N.A.)
[2]. B. Fondane, « A propos du livre de Léon Chestov Kierkegaard et la Philosophie existentielle », Revue de philosophie, sept.-oct. 1937.


Le 26 juillet 1937

Je parle à Chestov du livre roumain de A.L. Zissu, les Loges, Israel, l'Église. Je résume : Paul a falsifié les textes pour pouvoir remplacer la prêtrise lévitique par la prêtrise spirituelle (Jésus étant de la tribu de Juda qui ne pouvait fournir des prêtres selon la Loi — d'où le nouvel ordre de Melchisedec). Ensuite, la suppression de la Loi n'est pas conforme au Vieux Testament, etc.
« Je crois, me dit Chestov, que Hitler a beaucoup plus d'intuition :11 déteste saint Paul ; c'est de la véritable pensée judaïque. Oui, je pense que saint Paul a raison lorsqu'il dit que la Loi est venue pour que le péché soit. Sans doute, on voudrait bien que la Bible ne commençât que par le Décalogue ; déjà du temps de Moïse on avait oublié l'histoire du péché originel. Il ne faut pas perdre de vue que Moïse n'apporte pas que de la foi, mais aussi une législation civile et pénale. En outre, on a toujours "interprété" l'Ancien Testament, non seulement plus tard, mais même pendant qu'on l'élaborait. Chaque copiste "interprétait". Il y a aussi quantité d'interpolations.
— Croyez-vous, dis-je, que saint Paul ait trahi l'esprit de la Bible, quand il alla porter aux Gentils les privilèges du peuple élu ? Dieu n'avait-il pas dit : "J'ai aimé Jacob, et j'ai haï Esau"? entendant par là qu'il distinguait entre les hommes?
— Sans doute ! Et cependant... au commencement, il n'y a pas de Juifs et de non-Juifs... Dieu voulut aussi punir Sodome et rappelez-vous les interventions d'Abraham. Et aussi : "Je me suis manifesté à ceux qui ne me cherchaient pas". Sans doute, préfère-t-on la Loi. On a besoin de se rapporter à une structure du monde, et fut-ce au besoin la Loi. D'un Dieu arbitraire, personne ne veut. »

« J'ai reçu plusieurs lettres d'un jeune Belge nommé Gilbert [1]. Il m'écrit qu'à travers mon "Taureau de Phalaris [2]", l'idée lui est venue que c'était Samson qui représentait le véritable personnage de la Bible, qui réalisait le mieux sa signification. Je lui ai répondu que, par une étrange coïncidence, un écrivain américain, Benjamin de Casseres, avait publié sur moi un article intitulé : "Samson dans le Temple du Fatum" [3]. Depuis, Gilbert m'a exposé sa philosophie. C'est parce que athée, écrit-il, qu'il est arrivé à croire au Christ. Au fond, c'est ça. On croit au Christ comme à Socrate, un Socrate cent fois, mille fois plus grand, n'importe ! On croit au Christ pour se dispenser de croire à Dieu. Ils savent que le Christ est mort pour nos péchés, mais ne retiennent que ceci: qu'il est mort, qu'il a satisfait à l'éthique. Mais qu'il soit mort pour nos péchés, ils ne s'en souviennent pas. C'est là, néanmoins, le plus important. Car alors, c'est lui et non pas David qui a commis l'adultère, lui et non Pierre qui a renié, lui et non Adam qui a mangé le fruit : et tout cela pour que ces hommes n'aient pas pêché, pour que le pêché n'ait pas été. Tenez, c'est comme Berdiaeff : pendant longtemps il n'a parlé dans ses livres que du Dieu-Homme et voilà que j'ai le sentiment qu'il ne parle plus que de l'Homme-Dieu. Ce jeune Gilbert est quelqu'un qui pense. Pourvu toutefois qu'il ne m'envoie pas son manuscrit. Je suis tellement fatigué, mes yeux ne travaillent plus.
— Et ne pouvez-vous pas tricher ? Feuilleter seulement.
— Non, je vous dis que c'est vraiment quelqu'un qui pense [4]... »

« Avec chaque livre, je me sens de plus en plus isolé. J'ai encore de la chance qu'on me publie ici et là. Mais je sens que je suis isolé. »

Je lui dis que le livre de Zissu est excellent, mais difficilement traduisible, parce qu'il traite sans façon saint Paul et l'Église, et dans, un langage violent.
« Il a tort de mépriser son adversaire. C'est parce que moi même je lutte, que je comprends un Husserl, un Jaspers. Je sens que chez eux la probité (die Redlichkeit) est un mérite, bien que pour moi ce soit un défaut. Je sens qu'ils ne peuvent pas faire autrement. Ce n'est pas, chez eux, telle ou telle idée que j'attaque, mais justement cette idée-là parce que défendue par eux. »

« Je lutte, et voilà : le mur est toujours debout. Donc le mur a raison : muro locutus, causa finita. Si on acceptait la défaite, ça irait ; tout le monde serait satisfait. Mais ils ne comprennent pas que l'on puisse recommencer la lutte au même point tous les jours. Vous voyez, il n'y a pas d'âge pour lutter. Moi aussi je croyais qu'avec le temps... Mais plus le temps passe, et plus il faut lutter, et plus c'est dur... »

« J'ai beaucoup de choses à faire, mais je suis fatigué. Je dois écrire un article sur Berdiaeff [5] sur lequel, injustement, la presse russe n'a encore rien publié de sérieux. Et je dois, pour la Radio [6], préparer quelques conférences sur Kierkegaard [7]... Je ne sais plus si je pourrai le faire..."

Nous parlons de la conversion de Bergson au catholicisme. Deux professeurs de l'école rabbinique, dont Lévinas, ont assuré à Chestov que Bergson s'est converti. Je m'étonne qu'on n'ait pas fait de publicité autour de cet événement.
« Il a dû demander qu'on n'en parle qu'après sa mort. Il est vieux, il attend la mort. »
Je sens qu'il pense à la sienne. Je lui rappelle que Lévy-Bruhl, que Husserl, sont plus âgés.
« N'importe, ce sont de solides gaillards. Mais à mon âge... On me falsifiera aussi après ma mort. On me fera dire ce que je n'ai pas dit. (J'insiste sur la pureté, sur le manque de contradiction de sa doctrine.) Et cependant, dit-il, voyez ce qu'ils ont fait de Kierkegaard.»

« J'étais très mécontent, Schloezer m'avait dit, et avait insisté là-dessus, que mon "Taureau de Phalaris" était littérairement inférieur, raté, par rapport à mon "Parménide l'Enchaîné" [8] C'est donc que je n'avais pas réussi à exprimer ce que je voulais j 'étais' mécontent parce que c'est là qu'apparaît ma première rencontre avec Kierkegaard. Mais, maintenant, ayant relu les épreuves, Schloezer vient de me dire qu'il a changé d'avis... Je suis très content. »

[1]. En 1937, Louis Gilbert a publié un livre les Chants d'Odin, ou Vie et Liberté (Gand, imprim. S.C. Les Invalides Réunis, l2, 121 p.). L'introduction se termine par la phrase "...la belle étude de Chestov "Dans le taureau de Phalaris" qui a été pour moi un guide précieux."
[2]. Léon Chestov, « Dans le taureau de Phalaris », Revue philosophique, Paris, janv-fév.1933 / mars-avr. 1933.
[3]. Cf. supra [17 février 1937].
[4]. Lorsque Gilbert fit paraître, une année après, une petite brochure, dans laquelle un chapitre était censé exprimer les idées de Chestov, celui-ci en fut profondément déçu. Je n'ai pas noté la conversation qui eut lieu entre nous. (N.A.)
[5]. « Nicolas Berdiaeff ». En russe, Annales Contemporaines, Paris, oct. 1938, no. 67. En français Revue philosophique, janvier-mars 1948.
[6]. Par lettre du 17 juillet 1937, Radio-Paris demande à Chestov quelques causeries sur Kierkegaard.
[7]. « Soeren Kierkegaard, un philosophe religieux", les Cahiers de Radio-Paris, 15 déc. 1937. (Cinq conférences transmises par Radio-Paris du 21 octobre au 25 novembre 1937.)
[8]. Revue philosophique, juill.-août 1930. Les deux études ont été inclues dans le livre Athènes et Jérusalem, dont Chestov relit alors les épreuves.


Le 20 août 1937, Boulogne [1]

« Votre lettre, mon cher ami, est, cette fois-ci, arrivée à temps ! Il y a longtemps que je n'avais plus eu de vos nouvelles et ça commençait à m'inquiéter. Quant à vos reproches, peut-être sont-ils justes ! A travers ma fatigue générale et celle de mes yeux, le travail que vous faites pour moi me paraît si énorme qu'il me semblait que j'abuse de votre amitié... Je vous attends avec impatience, vous pouvez venir n'importe quel jour et quelle heure : si vous me prévenez seulement, je vous attendrai.
Tatiana est partie pour ses vacances ; on lui enverra les épreuves [2] à Villeneuve... et, de Villeneuve, elle les renverra à vous et à Schloezer. Il y avait une petite interruption, mais à présent l'imprimerie recommence à les envoyer régulièrement. Dans deux semaines j'espère pouvoir partir pour Châtel, je n'attendrai même pas la fin du congrès [3] qui, d'ailleurs, autant que je peux en juger, ne présente pas beaucoup d'intérêt. Or, à bientôt, j'espère... »

[1]. Il faut probablement lire 20 juillet 1937.
[2]. Épreuves d'Athènes et Jérusalem.
[3]. Le Congrès international de philosophie réuni sous le signe de Descartes, je crois. (N.A.)


Le 6 septembre 1937, Châtel-Guyon

« Voilà, mon cher ami, ma dernière lettre de Châtel-Guyon. Dimanche prochain, je retourne à Boulogne. A vrai dire, il serait beaucoup plus commode de nous entretenir au sujet du "refus" de vive voix — quand nous nous reverrons. Je vous dirai donc seulement qu'à moi ce "refus" me paraît à présent plutôt naturel. Quand on vous dit que la vérité: "on a empoisonné Socrate" n'est pas une vérité aussi indiscutable que la vérité : "on a empoisonné un chien", la pensée ordinaire se hérisse et s'indigne (la seule exception entre les philosophes a été Husserl), et il est encore plus insupportable pour elle que nous puissions dire que Socrate n'a jamais été empoisonné. Et c'est ici, je crois, qu'il faut chercher la raison de ce "refus" [1] dont vous parliez dans votre dernière lettre. Nous en causerons à Boulogne.
Le chèque (de Sur) se fait toujours attendre... Quant aux épreuves, je ne crois pas que vous les ayez eues toutes.; il manque la quatrième partie (La Seconde Dimension de la Pensée) et la préface. En tous cas, sauf imprévu, le livre [2] pourra paraître cet automne. Mes amitiés etc. »

[1]. De me comprendre, de me suivre. (N.A.)
[2]. Athènes et Jérusalem.


Le 23 septembre 1937

« Vous ne comprenez pas qu'on puisse ne pas entendre la question alors même qu'elle est clairement expliquée. Et cependant, cela se peut. Lorsque j'ai rappelé à Wahl que Kierkegaard avait écrit que celui qui n'a pas compris sa suspension de l'éthique n'entend rien à sa pensée, Wahl m'a avoué ne pas se souvenir de ce texte. Et pourtant, il connaît bien son Kierkegaard ! Mais lui, tout comme Berdiaeff, ne peut s'arrêter à des textes comme ceux qui opposent le penseur privé Job à Hegel. Ils passent dessus, ils ferment les yeux, ils essaient d'ignorer que leur auteur a pu dire de ces bêtises : ils rougissent intérieurement pour lui. »

« Kierkegaard avait une bibliothèque de dix mille livres. Il y avait de tout, là-dedans : philosophie, sciences. Il avait tout lu. Il savait donc parfaitement ce que les autres feignent de vouloir lui enseigner. Pour moi-même, c'est dur; je sais que deux et deux font quatre, je ne le sais que trop ; par instants, c'est par un considérable effort que je parviens à surmonter ça ; je pense que les gens avertis s'en aperçoivent. »


Le 4 octobre 1937, Boulogne

« Merci, mon cher ami, pour votre lettre. J'ai écrit à Sur comme vous me l'avez conseillé — peut-être répondront-ils!
Merci aussi pour vos articles. L'article sur Lévy-Bruhl est, sous tous les rapports, excellent. Vous avez su, avec telle finesse, faire voir Lévy-Bruhl philosophe et métaphysicien que lui-même, après avoir lu l'article, en sera persuadé. Le lui avez-vous donc envoyé ? Il faut le faire absolument. Et si vous l'envoyez dans une lettre avec quelques paroles adressées "au Cher Maître", je suis sûr qu'il vous répondra bientôt — et sa réponse peut être très intéressante !
Quant à l'autre article — sur Luther — lui aussi est bien écrit, mais il me semble que la première moitié n'est pas assez développée. Vos idées sont tellement étrangères au grand public qu'il fallait davantage préparer le lecteur à la seconde partie de votre article (qui est magnifique) que vous ne l'avez fait. Mais, somme toute, la série de vos articles éveillera peut-être la curiosité des lecteurs, même belges — il faut que vous écriviez dans ce journal le plus souvent possible. Bien entendu, c'est dommage que vos articles doivent paraître dans un journal quotidien et non pas dans quelque revue, et spécialement une revue philosophique. Mais que faire ? Il faut toujours se résigner... Je vous serre cordialement la main...»


Le 16 novembre 1937

Chestov : « Plus les années passent et plus s'accroissent en moi les difficultés de croire que l'on peut renverser le mur, briser l'impossible. Loin de m'y être habitué, de trouver dans la lutte une vertu pacifiante, elle m'apparaît de plus en plus dure, malaisée, douloureuse. Mais tant qu'il restera en moi de l'espoir, aussi fin qu'un cheveu, je refuserai d'appeler la nécessité "sainte" (comme Schelling)... et même si je n'avais plus d'espoir du tout...»

« Berdiaeff se dit philosophe existentiel. Mais il retourne toujours aux mêmes questions : "Kierkegaard a-t-il obtenu Régine Olsen? Job a-t-il obtenu ses fils et ses filles morts? Y eut-il jamais un seul chrétien qui ait déplacé des montagnes? Tu sais aussi bien que moi qu'il n'en est rien." Je lui réponds : "Et crois tu que Kierkegaard l'ignorait? Et pourtant, c'est à partir de là que débute sa philosophie; c'est contre ce qu'il ne sait que trop bien, qu'il entreprend la lutte ; et c'est pour cela qu'il se dit un penseur existentiel. Mais puisque toi, tu ne peux le suivre là, que c'est là justement que tu le quittes, pourquoi te dis-tu penseur existentiel? »

«Plus le temps passe et plus je me persuade qu'il n'y a, à toutes ces énigmes, que la seule explication du péché.»

«Keyserling m'avait demandé un article pour sa revue (il sortait en ces temps une revue), mais m'en commandait le thème et presque le contenu [1]. Je lui ai répondu que s'il voulait un article de moi, volontiers je le ferais, mais que j'écrirais ce que moi j'avais l'intention d'écrire. Il se fâcha. Plus tard, il m'envoya un livre [2] suivi d'une lettre dans laquelle il m'avertissait que c'était là sa "révélation". Je lui répondis par quelques louanges, mais j'ajoutais que sa révélation n'en était pas moins une révélation "naturelle". Il me fit tenir une lettre de dix pages dont il tira plusieurs copies ; il en envoya une à Berdiaeff. »

« Personne n'a parlé de mon livre sur Kierkegaard, sinon vous (car je ne compte guère des articles comme celui de la N.R.F. [3], où l'on y expose plutôt la pensée de Jean Wahl que la mienne). Comment cela se fait-il qu'on parle davantage de votre livre et qu'on vous accueille, bien que vous vous soyez compromis en affichant votre amitié pour moi? »

« Schloezer m'a dit, lorsque votre Conscience malheureuse est sortie, et qu'elle a été très bien accueillie dans les cercles de philosophie catholique: "Je pense que votre philosophie a plus de chances de pénétrer dans le monde à travers Fondane, qu'à travers vous." »

« On a demandé à Schloezer un article sur mon Kierkegaard, dans une revue catholique. Mais depuis qu'il est catholique, il est devenu hésitant. Il n'ose plus. »

« Vous avez remarquablement réussi votre article (A propos du livre de Chestov : Kierkegaard et la philosophie existentielle [4]". Cette fois-ci, la question y est, et exprimée avec beaucoup de concision. J'ai souligné, voyez, les passages réussis. Vous dites que vous ne vous êtes pas engagé à me suivre jusqu'au bout; mais vous n'avez pas refusé d'entendre au moins. » (Je l'assure qu'il ne s'agit pas d'un refus de ma part, et encore moins de réserves, mais de quelque chose comme le : "Je n'ai pas le courage de la foi" de Kierkegaard.)

Chestov : « Je sais bien que la Nécessité règne actuellement, et qu'elle existait il y a mille, deux mille ans. Mais qui me prouve qu'elle existe depuis toujours? Qu'avant il n'y avait pas quelque chose d'autre ? Et qu'après il n'y aura pas autre chose non plus? C'est aux hommes de s'en tenir à la Nécessité, peut-être... Mais le philosophe, lui, doit chercher les Sources, au-delà de la Nécessité, au-delà du Bien et du Mal...»

Il cite souvent les vers de Heine:

Oh weh ! oh weh!
Philosophie ist ein schlechtes Metier

et de Baudelaire:
Résigne-toi, mon coeur ! Dors ton sommeil de brute!
et:
Dis, connais-tu l'irrémissible?
et aussi [5]:
Enfin je m'en vais de ce monde,
Où il faut que le coeur se brise ou se bronze.

[1]. Chestov fit la connaissance de Keyserling en mai 1926. Celui-ci lui demanda de venir à Darmstadt pour faire une conférence à la Schule der Weisheit (École de la Sagesse) qu'il dirigeait, mais ils ne s'entendirent pas quant au sujet de la conférence qui de ce fait n'eut pas lieu. (Lettre de Chestov à Guerman Lovtzki.)
[2]. Voir supra [11 juillet 1932].
[3]. Jean Grenier, « Kierkegaard et la philosophie existentielle », la Nouvelle Revue française, Paris, nov. 1936.
[4]. Revue de philosophie, Paris, sept./oct. 1937.
[5]. Ajouté par Mme Chestov.


Le 4 décembre 1937

Je lui lis la lettre que Jean Wahl vient de m'adresser au sujet de mon article de la Revue de philosophie [1]. « A quel "livre" de la Bible Chestov se réfère-t-il? », demande Wahl?
Chestov: « Votre étude montre que vous avez compris, mais Wahl n'a pas compris; pour moi la Bible ce n'est pas "l'autorité". J'ai lu la Bible, comme j'ai lu Platon ; et je me suis rendu compte qu'elle répondait à des questions que non seulement la philosophie ne posait pas, mais qu'elle empêchait qu'on posât.»

« Schloezer m'a dit que votre étude était la meilleure introduction à la philosophie existentielle que l'on ait faite jusqu'à présent.»

Mme Bespaloff vient de lui envoyer le manuscrit de son étude : « Chestov devant Nietzsche », qui a déçu Chestov terriblement. Il a eu, et a, beaucoup d'affection pour elle, et je comprends qu'il en avait espéré, sinon une parfaite adhésion, du moins une meilleure compréhension.

« Si elle disait : je ne peux pas aller plus loin que la nécessité et comprendre Chestov, dans le sens psychologique (c'est-à-dire: je peux porter 50 kg, mais non soixante), cela serait tout naturel. Mais elle le dit en un autre sens ; elle dit : je ne peux pas comprendre, parce qu'on ne peut pas comprendre ; il n'y a là rien à comprendre. Lisez ce paragraphe ; elle y dit que pendant que l'homme est tombé à l'eau, Chestov est sur la rive qui lui ordonne : ne te noie pas ; tu le peux. On ne m'a jamais plus mal compris ! Moi, rester sur la rive! regarder ! quand on se noie ! moi, ordonner! et dire encore : tu peux ! Comme si tout le problème n'était pas là justement ! Je ne peux pas, tout le monde sait que je ne peux pas, moi-même je ne le sais que trop ! et cependant, peut-être que je peux tout de même? peut-être m'a-t-on trompé là-dessus, peut être bien qu'en essayant... ? Mais essayer c'est déjà suspendre l'éthique, la raison, c'est déjà la tragédie... Si elle avait dit encore que j'accourais quand on se noyait, que j'essayais d'aider le malheureux, au lieu de le consoler seulement en lui disant: il n'y a rien à faire devant la nécessité ! Une anecdote russe conte qu'un homme étant en train de se noyer, de la rive quelqu'un lui criait sauve ta santé, noie-toi ! C'est-à-dire : épargne tes forces, renonce aux efforts inutiles.
A la fin de son étude, elle écrit : "peut-être ai-je tort ?" Et elle ajoute : "Chestov n'est que le témoin de sa propre vérité." Pourquoi alors écrire : peut-être ai-je tort ? quand elle sait pertinemment qu'elle n'a pas tort, qu'elle sait, de toute évidence, que je ne suis le témoin d'aucune vérité possible? Pourtant, elle est sincère, elle m'aime. Qu'elle écrive alors ce qu'elle pense ! Mais pourquoi m'envoyer son manuscrit? Et puis-je lui dire: vous avez compris ? C'est cela même ? »

[1]. « A propos du livre de Léon Chestov Kierkegaard et la philosophie existentielle », Revue de philosophie, Paris, sept./oct. 1937.


Le 5 janvier 1938

Chestov est encore alité, après deux semaines de maladie. Je le préviens que son grand désir s'est réalisé. Sur son initiative, j'ai demandé à Lévy-Bruhl s'il voulait bien publier une étude [1] de moi sur Chestov dans la Revue philosophique, à propos de son livre Athènes et Jérusalem qui est sous presse. Lévy-Bruhl a favorablement accueilli ma proposition. J'ai été le voir. Il m'a accordé 40 pages pour cette étude, ce qui est beaucoup plus que je n'espérais. Chestov s'en réjouit vivement et ne cesse de me faire remarquer l'importance que cet événement a pour lui et pour moi : mon admission au rang de philosophe par la première revue philosophique de France ! Et il insiste
«Il faudra écrire serré, un article purement philosophique; ça sera difficile ; pas de littérature ; il faudra prendre l'éloquence et lui tordre le cou vous savez. »
J'essaie de le taquiner
« Un tout petit peu de littérature, tout de même !
— Non, rien de cela... Avez-vous déjà réfléchi au plan de votre article ? Si oui, racontez ! »
Je raconte.
« C'est excellent: vous y êtes ! J'ai moi-même jeté sur le papier les choses les plus importantes sur lesquelles j'aimerais bien que vous insistiez. Et d'abord le titre : Les sources de la vérité métaphysique.»
Je proteste:
«Non vraiment, c'est trop prétentieux pour moi, trop téméraire. Si vous y tenez toutefois je vous propose de l'appeler Chestov et les sources... cela limite le sujet et le cadre. »
Chestov acquiesce
« J'aimerais ensuite que vous missiez deux épigraphes à l'article : le non ridere [2], etc. de Spinoza, et la proposition de la préface de mon Kierkegaard: "les cris de Job ne sont pas seulement des cris, autrement dit des clameurs absurdes, inutiles, fatigantes [3]..." A propos, j'aimerais comme sous-titre quelque chose dans le genre du : Zur Kritik des Reinen Vernunft.
— Mais ça ne rend pas en français!
— Eh bien alors : Le savoir en tant que problème. »
Je me rebiffe à nouveau. Mme Chestov est là aussi. Certes j'aimerais lui faire plaisir, mais je ne puis écrire que ce que j'éprouve, comme je l'éprouve. Je lui demande de ne pas exiger de moi de maquiller mes insuffisances, de boucher les trous de mon ignorance. Je ne veux pas citer de textes grecs et des latins, quelques-uns seulement, le strict nécessaire. Je ne veux pas me donner les apparences d'un appareil d'érudition qui n'est pas le mien. Il sourit, discute, insiste, puis accepte.
« Toutefois, dit-il, si je vous demande de citer en grec c'est uniquement parce qu'on ne vous croira pas autrement: il est si aisé de prétendre que vous avez inventé! »
Puis il sort son papier avec des textes en russe. Il me les traduit. Je les copie sur sa demande. J'avais pensé à la plupart d'entre eux. Mais il y en a beaucoup plus qu'il n'est possible de mettre dans un article de 40 pages.
« J'ai noté cela, dit-il, puisque personne n'en souffle mot. Même Bespaloff ne veut pas parler de la question. Mais je me suis aperçu, en vous en faisant part, que vous avez entendu ces problèmes et les savez par coeur. Donc, ce sera moins difficile que je ne l'avais pensé. Il ne vous reste plus que la difficulté de rassembler tout ça et de l'écrire. »

« Savez-vous comment j'ai commencé à écrire pour Lévy-Bruhl? Quand je suis venu en France, on recevait beaucoup les Russes (la mode n'était pas aux communistes), nous étions fêtés. Or, j'étais dans le salon de Boyer, on me présentait à toutes sortes de gens et voici Lévy-Bruhl. Et tout de suite:
"J'ai lu vos deux ouvrages traduits en français [4], me dit-il; on ne peut mieux exprimer ce que vous aviez à dire que de la manière dont vous l'avez exprimé." Et un instant après: "Mais gardez-vous de penser que vous m'avez persuadé!" Et après: "A quoi cela sert-il ?" J'ai levé la main droite vers le ciel.
Je pensais qu'après cela il ne voudrait pas de moi pour collaborateur. Cependant, plus tard, comme j'avais aidé Koyré à devenir professeur à la Faculté russe, je lui demandai de mettre mon nom sur le tapis quand il parlerait avec Lévy-Bruhl. Il n'en a rien fait. Un autre jour, Jules de Gaultier allant voir Lévy-Bruhl, je lui demandai la même chose. Jules de Gaultier, lui, n'a pas eu peur de parler. Et dès le lendemain, Lévy-Bruhl me demandait de passer le voir. Quand je lui eus raconté le thème de mon article sur Husserl, il ne laissa pas d'être un peu épouvanté. Mais il fut rassuré aussitôt que je lui eus dit que l'article avait paru dans une revue philosophique russe qui dépendait de l'Université de Moscou [5].»

« Vous savez que Koyré n'a pas publié mon article sur Lévy-Bruhl dans les Recherches philosophiques [6], Il y a là quelques juifs pieux qui ne veulent publier que du cashère. Or, seule la pensée spéculative est, pour eux, cashère. Alors... »

«J'ai reçu une lettre de Mme Bespaloff, en réponse à la mienne, à propos de son étude. Elle ne comprend rien à mon désappointement — bien que je le lui ai dissimulé le mieux que j'ai pu. "Mais, dit-elle, je vous compare à Nietzsche; c'est dire l'admiration que j'ai pour vous: " En vérité elle me comparait à Nietzsche, mais je n'ai même pas remarqué cela. Comme si la question était là ! »

« Mon premier maître a été Shakespeare. Lorsque j'eus lu le vers : "The time is out of joints", j'ai commencé à comprendre. »

[1]. B. Fondane, « Léon Chestov et la lutte contre les évidences », Revue philosophique, juill./août 1938, pp. 13-49.
[2]. « Non ridere, non lugere, neque detestari, sed intelligere.»
[3]. L. Chestov, Kierkegaard et la philosophie existentielle, p. 25.
[4]. Il s'agit des livres les Révélations de la mort et la Nuit de Gethsémani, publiés à Paris en 1923, ultérieurement inclus dans le livre Sur la balance de Job.
[5]. « Memento Mori. A propos de la théorie de la connaissance d'Edmund Husserl », Revue philosophique. Paris, janv./fév. 1926. Cet article avait paru en russe dans Voprossi filosofii i psichologuii, Moscou, sept./déc. 1917.
[6]. « Le mythe et la vérité », voir supra.


Le 17 janvier 1938

« Le conflit entre Descartes et Leibniz, à propos des vérités créées et incréées, est d'une importance si considérable qu'il est tout à fait digne de l'oubli où l'a plongé l'Histoire de la Philosophie. »


Le 21 janvier 1938

« J'avais 28 ans quand j'ai lu Nietzsche. D'abord j'ai lu Par delà le Bien et le Mal, mais je n'avais pas très bien compris.... la forme aphoristique peut-être... Il m'a fallu du temps pour arriver à saisir. Puis ce fut la Généalogie de la morale. J'en ai commencé la lecture à huit heures du soir ; je ne l'ai achevée qu'à deux heures du matin. Cela m'a remué, bouleversé, je ne pouvais dormir, je cherchais des raisons pour m'opposer à cette pensée affreuse, cruelle... Sans doute la Nature était dure, indifférente; sans aucun doute tuait-elle calmement, implacablement... Mais la pensée, ce n'était pas la Nature; il n'y avait aucune raison pour qu'elle aussi voulut tuer les faibles, les pousser. Pourquoi aider encore la Nature dans sa tâche effrayante ? J'étais hors de moi... A ce moment-là, j'ignorais tout de Nietzsche ; je ne savais pas ce qu'était sa vie. Puis, un jour, dans une édition de Brokhaus, je crois, j'ai lu une note biographique sur lui. Il était aussi un de ceux avec qui la Nature avait été dure, implacable ; elle l'avait trouvé faible, l'avait poussé. Ce jour-là, je compris.
Nietzsche était si faible, si malade, si misérable... Mais il ne se croyait pas le droit de parler de tout cela ; et il parlait du Surhomme... »


Le 15 février 1938

Chestov me montre un texte de Maritain qui le concerne, et que Lazareff ayant lu a copié à son intention... Il s'agit d'un article paru dans le livre les Juifs [1] : « Une Foi qui fasse violence à tout l'ordre des choses pour me donner aujourd'hui, tangiblement (souligné par Chestov) la substance que j'espère, et l'accomplissement du désir que Dieu a mis en moi, et donc qui me fasse tout récupérer, voilà sa foi (celle du judaïsme) tel qu'il brûle de l'avoir et doute en même temps s'il l'a — car s'il savait, il aurait toutes choses. D'une telle notion de la foi, si profondément juive, la philosophie de Chestov est un témoin incomparable.»
« Bien sûr, dit Chestov, "incomparable témoin", etc. Mais, ce qui est clair, c'est que Maritain n'a jamais rien lu de moi ; cela se voit. Il aurait compris, autrement, que ce sont les structures, les vérités, les certitudes dont la raison est si avide, qui sont choses tangibles, que c'est là et non chez Job qu'il faut chercher la concupiscentia irresistibilis. »

Puis, il me parle de mon article (destiné à la Revue philosophique) qu'il vient de relire pour la seconde fois et me signale entre autres une citation que j'ai faite de Maritain.
«Parlez de lui dans un autre article, d'accord ; mais si vous voulez me faire plaisir, supprimez cette citation dans cet article ci; je crois qu'il n'a rien à y chercher. Cependant, quand vous parlez de Jaspers, de ses satisfactions ineffables, des mains "pleines" qu'il exige de la philosophie, introduisez donc le mot "tangible" pour désigner les biens de la raison — et soulignez. »

[1]. J. Maritain, « L'impossible antisémitisme » in les Juifs. Paris, Librairie Plon, 1937, p. 53.


Le 26 février 1938

Chestov vient de relire mon article pour la troisième fois cette fois-ci, il lui va. Ce qu'il m'avait constamment demandé de faire, c'est de souligner, d'approfondir, les questions que j'avais touchées : le moment de la lutte, Socrate empoisonné, et il m'avait fait ôter une petite phrase que j'avais écrite: "honnête Jaspers ! audacieux Jaspers ! etc.... »
« Ce n'est pas bien ! Quand vous vous donnez un adversaire, c'est que vous avez de l'estime pour lui, que vous ne le prenez pas pour une quantité négligeable ; il faut donc le respecter. Et puis... la pensée que vous combattez, c'est ma pensée aussi, la vôtre. Il ne faut pas croire que vous l'avez dépassée... Elle est encore en nous...»

«Je suis toujours dans la pensée des Hindous. Remarquable. Les Européens l'expliquent toujours tout comme ils ont expliqué la Bible: on met de côté ce qui nous gêne, on garde le reste. Cependant, si le côté exotérique de leur pensée correspond à la pensée grecque, leur côté ésotérique, non. Ils ont vu les difficultés, ils ont une extraordinaire tension, une grande volonté de liberté. Dans les Rig-Veda, les Upanishads, on sent une tout autre pensée, dont personne ne parle, pas même votre Guénon, bien qu'il insiste tellement sur le fait que les Européens n'y peuvent rien comprendre. Même dans Çankara... Oui, ce n'est pas toujours devant l'impossible qu'ils s'arrêtent ; ils veulent aller plus loin. Je ne crois pas, hélas, pouvoir écrire là-dessus. Je n'ai pas la résistance physique de Lévy-Bruhl. Mais cela m'intéresse prodigieusement.
J'y suis plongé. Malheureusement, je suis trop fatigué; et j'ai immensément de textes à lire. »

« Oui, votre article dit ce qu'il faut. Rien de tout cela, aucun de ces problèmes dans l'étude de Mme Bespaloff. Elle m'écrit toujours que je suis grand, admirable, mais... Je pense que, peut-être après tout, manque-t-elle de préparation philosophique suffisante: elle n'a pas lu Leibniz, Aristote...
Je proteste et lui cite mon propre cas. N'ai-je pas publié plusieurs articles sur lui, avant de le connaître, quand j'étais en Roumanie, il y a seize ans ? Mon bagage philosophique était presque nul ; et cependant, déjà, je m'étais saisi de la question bien qu'en m'en défendant. Je m'étais révolté contre sa lutte contre les évidences, mais je l'ai immédiatement comprise comme étant le centre de sa pensée. « Chestov et la lutte contre les évidences », tel était déjà le titre de la conférence que j'ai tenue en 1929, à Buenos Aires.
« Vous m'avez fait comprendre, lui dis-je, l'Histoire de la Philosophie, ce qui se cachait de tension, de ruse, d'impuissance derrière l'ennui mortel qu'elle dégageait pour moi jusque-là.»
Il ne songe pas à contester cet ennui. Il me raconte une anecdote sur un philosophe russe qui disait avoir pris du plaisir à lire Kant : « J'ai toujours douté qu'il l'ait lu... Car on peut prendre à Kant de l'intérêt, on peut s'y instruire, on peut tout ce qu'on voudra, sauf y prendre du plaisir. »

«Mme Bespaloff va faire paraître son livre [1] ; j'y serai donc, avec Gabriel Marcel, Malraux et Green! Bien... » (d'un ton amer, résigné, avec un soupir).

Il insiste à nouveau pour que je cite en grec les textes d'Aristote : « Autrement, on ne vous croira pas. Il faut citer en grec, et bien indiquer la source. »

[1]. Cheminement et Carrefour, Paris, Vrin, 1938.


Le 9 mars 1938, Boulogne

« Mon cher ami, Merci pour votre lettre : bien entendu on pourra envoyer à SUR les traductions françaises, s'ils veulent de mes articles.
Je viens de recevoir une lettre de Lévy-Bruhl où il y a quelques lignes qui vous concernent : "J'ai l'article de M. Fondane [1] et un premier coup d'oeil jeté dessus m'a fait penser qu'il est très bon, comme je m'y attendais, et que vous en serez content." C'est tout ce qu'il faut !
Avez-vous déjà vu Hermès [2] ? Il y a aussi (dans ce numéro), entre autres, un petit compte rendu sur mon Kierkegaard qui est très intéressant, et aussi sur vos derniers articles des Cahiers. J'ai reçu aussi un petit livre de Gaston Derycke (Le Rouge et le Noir [3]) où on parle et de vous et de moi, un petit livre qui vaut la peine d'être lu ! Quand vous viendrez chez moi, et j'espère que ce sera bientôt, je vous montrerai tout ça. En attendant, etc.

[1]. « Léon Chestov et la lutte contre les évidences» (N.A.)
[2]. Hermès, Bruxelles, janv. 1938.
[3]. Gaston Derycke, Puissance du mensonge. Contribution à l'étude des mythes, Bruxelles, Le Rouge et le Noir, 1938, 51 p.


Le 26 mars 1938

Chestov est fatigué, amaigri, sa parole est faible. Les événements politiques de ces derniers temps : entrée de Hitler en Autriche, persécution des juifs, procès de Moscou, l'ont beaucoup touché. Comme toujours, ces problèmes posés brutalement par le réel résonnent au centre même de résistance de sa philosophie.
« Hitler est entré en Autriche [1] : je suis contraint d'admettre que cela devait arriver, que cela est. Mais je ne suis pas persuadé. »

« Il y a une différence considérable entre Staline et le tsarisme, à l'avantage du tsarisme. Bien entendu, il y avait alors la censure ; il était entendu que certaines choses étaient interdites mais jamais l'idée ne leur serait venue de nous obliger à écrire sur telle ou telle chose, à penser de telle ou telle manière. On était "libre" au moins de ne pas dire ce qu'on n'avait pas envie de dire. »

[1]. Le 11 mars 1938.


[Mars 1938]

«Mon livre, en Autriche, était prêt : traduit, épreuves corrigées, on avait payé intégralement le traducteur, et moi la moitié. Et voilà, à présent, le silence. Je voulais, que ce livre parût [1],parce qu'il me semble que là j'ai véritablement posé le problème. Mais après tout, quelle importance? Et même si le livre ne paraissait jamais, s'il n'avait pas pu paraître même en français... L'important, c'est que le problème ait été posé : tout cela, est-ce l'évidence, ou bien n'est-ce qu'un cauchemar?
C'est pourquoi j'ai tant insisté, comme vous me le reprochez presque, pour que dans votre étude vous vous en teniez à l'essentiel. Je sais que votre première manière avait pour but de faire mieux comprendre, de rendre accessible ; mais si j'ai insisté pour que vous quittiez certains accessoires, certains développements, c'est parce que je ne me soucie pas du seul lecteur ; le plus important, ce n'est pas le lecteur; le plus important, c'est que le problème soit bien posé, pour vous-même.., et pour moi. Tout est là. Vous dites que j'insiste? Eh bien ! j'insiste. Pourquoi employer d'autres mots? Socrate a été empoisonné, c'est un fait d'expérience. Mais qu'il ait été à jamais empoisonné, qu'il ne puisse pas ne pas avoir été empoisonné, que nul ne puisse changer cette vérité devenue éternelle, d'où tenons-nous cette évidence? Est-ce à la source de la vérité que nous l'avons prise ? Cette vérité est-elle de nature ontologique?
Je suis plongé dans la pensée hindoue. Je lis peu, car je suis fatigué. Mais je relis tout le temps, pour comparer saint Jean de la Croix, Maître Eckhart, Thomas de Kempis. Au fond, ici et là, c'est la même chose. Et jusqu'à la volonté de Jean de la Croix de vider l'esprit des images, des visions... Sans doute, des écarts, mais secondaires. Songez: Çankara et Ramanuja se disputent autour du Prâkrit, Ramanuja reproche à Çankara les liens matériels... il les remplace par des liens spirituels.., mais toujours des liens. Au fond, la dispute entre les Grecs et Leibniz : les Grecs prétendaient que la source du mal était dans la matière, que la volonté des dieux était limitée par la matière; Leibniz dit que le mal est enfermé dans les vérités éternelles qui se sont introduites dans l'entendement de Dieu, malgré sa volonté... Ici et là, Dieu est limité, mais ici par des liens matériels, là par des liens spirituels. Et que m'importe que la contrainte soit matérielle ou spirituelle, puisque contrainte il y a ! Toute contrainte est matérielle. Cependant, dans la prière de l'Évangile il est dit: donnez-nous notre pain quotidien... Cela indignait Deussen; au fond, cela indigne tout le monde. Maritain dit que je ne recherche que du tangible ! Berdiaeff entre en colère chaque fois que l'on parle de Kierkegaard : il était privé de la grâce, dit-il, Kierkegaard...
Toute autre est la pensée de Jérusalem. Vous vous souvenez de l'Apocalypse. La Bête Invincible, et tous les maux, et toutes les calamités... Puis le prophète vient, et les larmes sont essuyées. Cette pensée-là n'est pas chez les Grecs, n'est pas chez les Hindous. Elle n'est que dans la Bible.»

« Qu'est-ce que j'ai fait depuis quarante ans ? On vous dira:
rien. Et pendant ce temps, pas un événement, pas une pensée de ma vie qui n'ait été lutte, qui n'ait été cette lutte constante : ce que nous prenons pour la vérité, est-ce à la source de la vérité que nous l'avons pris ? Je me le suis demandé depuis longtemps. Puis l'idée m'est venue du péché originel. Oh ! c'est très difficile de penser cela.... de s'y maintenir.., c'est pourquoi il faut y revenir tout le temps... pour soi... Ne croyez pas avoir résolu la difficulté. Vous pensez aussi comme les autres. Mais il faut que le problème soit au moins posé : c'est peut-être tout de même un cauchemar que l'évidence !
Platon y avait pensé. Pourquoi, après avoir dit que la philosophie est une préparation à la mort, n'a-t-il pas développé cette thèse ? Et le voilà qui se met à organiser la vie, la république ! »

A propos de la brochure de Gaston Derycke, Puissance du mensonge [2]:
«Il a lu Kierkegaard. Il m'a lu. Il nous appelle même: des titans de la pensée... Mais qu'est-ce qu'il en fait de ces titans ? Il ne soupçonne même pas... »

[1]. Il s'agit d'Athènes et Jérusalem. (N.A.)
[2]. Voir supra [9 mars 1938].


Le 18 mai 1938

On parle de Vienne, des persécutions nazies contre Freud, Neumann.
« Et Husserl, dis-je, où habite-t-il maintenant?
— Au ciel », répond Chestov. C'est dit sans humour, sans ironie, mais sans exaltation particulière. Je ne comprends pas. «Cela n'a donc pas été publié dans les journaux français ? On en a parlé, pourtant, dans le journal russe. Il y a huit jours qu'il est mort, à Fribourg. Il y a quelques années au 70e anniversaire de sa naissance, c'était la fête à Fribourg. En ville, les gens étaient ivres pour de bon. Des délégations américaines... Maintenant, ce n'était plus qu'un sale juif...
Elle a été extraordinaire notre rencontre, et cependant chacun de nous était de l'autre côté de la barricade. Je pensais, moi, que si la connaissance pouvait décider de tout, avoir le dernier mot, j'étais perdu, tout était perdu. Et il pensait, lui, que si la connaissance n'était pas le suprême, tout chancelait sous lui, il était perdu... Sans doute il a connu la renommée. Mais on ne l'a pas encore compris. On ne le comprendra que le jour où l'on saisira, dans son oeuvre, cette confidence qu'il m'a faite: "Quand j'ai commencé à enseigner, je me suis senti les mains vides.., il n'y avait rien de réel, de certain.., tout chancelait sous moi..." »

Malgré l'entrée de Hitler en Autriche, son livre, Athènes et Jérusalem, qui était sous presse et que nous avions cru perdu, est néanmoins sorti.
« On l'a expédié à tout le monde, on l'a envoyé aux bibliothèques... Si on le confisque maintenant, le principal est sauvé... Voyez-vous, cela est encore possible dans l'Allemagne de Hitler, qu'un livre pareil paraisse. Pourtant, ils auraient bien pu ouvrir nos lettres. En Russie, il n'aurait même pas pu paraître.
Hitler ne fait maintenant qu'imiter Staline. Mais avant Staline c'était presque la même chose. Et même sous les mencheviks. Nous protestions sous le Tzar pour des choses bien moindres... Mais ils disent qu'une révolution ne se fait pas avec des gants. Alors... »
Et l'on parle encore une fois de la Russie bolchevique de 1919, à Kiev.
« Ce qui se passe maintenant en Autriche, cela se passait déjà alors.., et sous Lénine. Les vieux juifs, les rabbins étaient en prison. Quand quelqu'un était soupçonné d'avoir de l'argent, on n'y allait pas par quatre chemins pour le prendre. J'étais, heureusement, persona grata. Quelques-uns des chefs du mouvement étaient parmi mes lecteurs... Ils pensaient que puisque j'étais révolutionnaire en philosophie, et qu'ils l'étaient en politique, nous étions d'accord. Ils n'avaient pas perdu l'espoir que je me convertirais. Mais les horreurs qu'on voyait... J'évitais de traverser les rues. J'allais tenir mes cours à l'Université, niais je prenais les rues peu fréquentées.
— Et comment avez-vous pu quitter la Russie ? Vous ont-ils laissé partir ?
— Oh, non ! Mais les Blancs sont venus. Je connaissais un prêtre qui avait été de la gauche socialiste, puis il était devenu un blanc. Il m'a donné un papier comme quoi j'étais chargé de mission pour eux. Si j'avais montré mon passeport, où il était mentionné que j'étais de religion hébraïque, c'eût été fini... Mais avec le document, j'ai pu passer. Par la Crimée, puis Constantinople... »

«Berdiaeff m'a dit qu'il a causé avec Gilson à propos de mon étude sur la Philosophie médiévale [1]. Or Gilson ne lui a rien dit sur le fond du livre... Que j'aie montré que la philosophie catholique entrait sous la coupe du jugement d'Aristote : "Les poètes mentent beaucoup!" ne l'a pas dérangé. "Mais, par contre, a-t-il dit, je ne lui reproche que ceci : pourquoi n'avoir pas parlé des nominalistes et des réalistes ?" »

J'ai ouvert sur sa table, la traduction française de Heidegger, à la conférence sur Holderlin et l'essence de la poésie : «Il parle du langage. Or le langage n'est rien, moins que rien... »

[1]. « A propos du livre de E. Gilson, l'Esprit de la philosophie médiévale , Revue philosophique, nov./déc. 1936. L'essai a été inclus dans le livre de Chestov, Athènes et Jérusalem (chap. 3, « De la philosophie médiévale »).


Le 28 mai 1938

Je lui parle d'une conversation que j'ai eue avec Wahl et d'un article de Derycke : ils soutiennent tous les deux que Kierkegaard n'avait pas la foi.
« Je sais, ils disent tous cela : Kierkegaard disait que s'il avait eu la foi, il aurait Régine ; or, il n'a pas eu Régine ; donc tout est fini. Mais, pour Kierkegaard, la vie ne finit pas avec la mort; l'autre vie, c'est toujours la vie, la suite...
Ils parlent de la foi. Mais, déjà dans les Révélations de la mort, je situais, à la mort, le commencement de la vérité. La foi n'est que cette préparation à la mort, je veux dire à la vérité, dont parlait Socrate. C'est là seulement que cesse le domaine de la contrainte, que commence le règne de la liberté. Socrate savait bien que, dans son procès avec Anitus, Mélitus et les Athéniens en général, la force était contre lui ; et peut-on lutter contre elle? Il faut donc l'accepter ! Mais, par sa préparation à la mort, il avait appris qu'à la mort, tout cela changerait. En effet, Socrate est mort ; Anitus et Mélitus sont morts presque en même temps que lui, pour ne pas dire au même moment : car pour nous, c'est tout un. Avec Anitus et Mélitus, est morte aussi la contrainte qu'ils mettaient en jeu. A présent, le rapport de forces entre Socrate d'une part, et Anitus, Mélitus d'autre part, est-il le même?
C'est ce que Socrate pensait sûrement la nuit, tout seul. Mais le jour, avec ses disciples, il fallait extraire, pour eux, un enseignement de sa pensée, les consoler... Il a fallu toujours consoler les hommes. Et, chose étrange ! Plus une consolation est manifestement fausse, et plus elle est efficace !
Vous voyez, je suis toujours dans mes Hindous. Plus je les approfondis, et plus j'y suis entraîné. On ne veut voir en eux que leur "métaphysique" — et eux, ils songent surtout à trouver une solution, le salut ! Quel élan vers la liberté ! Sans doute, et jusque dans les Upanishads et les Védas, il y a des textes écrits par des hommes qui ont cherché en gémissant et d'autres écrits par des amateurs qui préféraient regarder en spectateurs la recherche, les gémissements des premiers. Un Çankara fait de son mieux pour que notre lumière naturelle soit la source de la vérité; et cependant, arrivé au texte des Upanishads, où Brahma est donné pour la seule source de la vérité dernière, il s'incline ; il va plus loin, car il ne veut pas que cette vérité de Brahma soit prouvée, c'est-à-dire imposée par la force: l'homme, dit-il, est libre, parvenu là, de choisir à son gré, s'il veut être incorporé ou non. Il est libre même de demander ce que Deussen appelait un "matérialisme grossier" : un bon plat ou une jolie femme. Les commentateurs de la pensée hindoue, que ce soit un Grousset, un Deussen ou un Guénon, évitent de parler de ces questions : cela n'est plus assez "scientifique" pour eux; ils les ramènent de force aux Grecs. Mais les Hindous vont bien plus loin qu'Athènes... »

« Vous vous rappelez, dans mon livre Sur la balance de Job, ma petite anecdote sur la reine d'Angleterre et ses suivantes. Dans la loge du théâtre la reine s'asseoit, sans regarder s'il y a un fauteuil là où elle s'assoie, et il y en a un. Les suivantes regardent en arrière, pour, s'assurer qu'il existe un fauteuil pour s asseoir... Telles sont les deux sources de la vérité : d'après l'une, il y a un fauteuil parce que je veux m'asseoir; dans l'autre, je ne peux m'asseoir que s'il y a un fauteuil. »


Le 6 juin 1938, Boulogne

« Mon cher ami, vous êtes déjà probablement parti, mais j'ignore votre adresse de La Varenne. Je vous écris à Paris pour vous féliciter pour le grand succès que vous a annoncé Masson Oursel. c'est évident que Lévy-Bruhl a apprécié votre article, puisqu'il lui fait une place dans le prochain numéro de la Revue philosophique: à présent vous appartenez à la haute société des philosophes "savants" !
Quant à moi, tout va plus ou moins bien, comme toujours. Je reste à Boulogne jusqu'au 16 juillet — et samedi 16 je partirai, autant que l'on puisse prévoir, pour Châtel. J'espère que nous nous verrons encore jusque-là : vous viendrez donc à Paris ! Or, au revoir, et mes amitiés à vos dames.
Et votre livre [1], quand paraîtra-t-il? »

[1]. Il s'agit du Faux Traité d'esthétique. (N.A.)


10 juillet 1938

Chestov part samedi pour Châtel-Guyon, très fatigué. Je quitte La Varenne où je me trouve pour l'été, afin de le voir avant son départ. Il prépare le thé. Nous parlons des événements politiques. Ces derniers temps, presque toutes nos conversations sont issues de la tragédie quotidienne de l'Europe. Nos bavardages sur l'affreuse matière des journaux continuent. Je n'en ai noté que bien peu.

«Comment concilier le christianisme et la philosophie grecque ? Voyez-vous, Héraclite avait dit que la guerre est le père et le roi de tout (il me cite le texte dans l'original), alors que le Nouveau Testament dit clairement que le premier commandement de Dieu c'est : "tu aimeras ton Dieu", le second : "tu aimeras ton prochain". Or, voyez: même les mystiques, Eckhart ou Tauler, ou Ruysbroek l'Admirable, ne parlent que du premier commandement — c'est ce qu'on appelle la doctrine théocentrique. Ils lui sacrifient le second. Le prochain est du périssable, du contingent, il n'existe pas. "Vous parlez toujours des hommes vivants, me dit Berdiaeff : or, Bouddha déjà l'a prouvé : ils n'existent pas ; il est venu par là, non seulement au secours des hommes, mais même au secours de Dieu." Mais qu'ai-je besoin du Bouddha ? Spinoza n a pas dit autre chose. Dieu est la substance, les hommes ne sont que des modes. En lui-même, il a livré une telle bataille entre substance et mode, qu'il a vaincu son mode, il est devenu substance. Il faut avouer que, le prochain mis de côté, on peut parvenir, avec des difficultés certes, à concilier les choses : on ne trouve pas toujours la vérité, mais on la trouvera un jour, on la cherche. Mais si le prochain existe, il ne s'agit plus de la vérité. Il faut lui venir en aide, il le faut sauver ! Comme cela est impossible, le problème devient insoluble. Mais Jérémie se lamentait.
Dans la Cité de Dieu, saint Augustin raconte, d'après Tite-Live, la prise de Sagonte par Annibal. C'étaient des alliés des Romains. Annibal leur demanda de trahir les Romains, ce qu'honnêtement ils refusèrent de faire. Il leur livra la guerre. Le siège dura un an. Ils mangèrent des cadavres, se mangèrent les uns les autres... Puis, finalement, demandèrent la paix. Annibal les engagea à se fier à la grâce du vainqueur. Ils acceptèrent. On pilla, on viola, l'habitant fut passé par le fil de l'épée. Et saint Augustin se demande: pourquoi leur Dieu ne leur vint-il pas en aide? Or, l'idée n'était pas venue à saint Augustin de se demander: pourquoi notre Dieu ne les a-t-il pas aidés? D'autant plus qu'ils étaient innocents, c'était avant la révélation. Il ne veut pas avouer que notre Dieu non plus ne nous aide pas. C'est ce que savait Nietzsche qui, voyant que la nature est cruelle, ne se borna pas à le constater, mais se mit à chanter la cruauté. Pourquoi la chanter? Jérémie savait aussi que Dieu ne nous aide pas. Les juifs étaient payés pour le savoir, avec l'histoire des Machabées... Jérémie avait même dit : "Maudit soit le jour où je suis né !" Et cependant, malgré l'évidence, il se lamente vers Dieu ; il demande du secours ; il croit que Dieu peut... Moi non plus je n'ai pu surmonter cette difficulté : je n'ai pu que lutter.
Je crains bien qu'il n'arrive avec mon oeuvre le contraire du but que j'ai poursuivi. On acceptera bien, du dilemme : le Savoir ou la Foi, que le Savoir est cruauté, mais on n'ira pas à la Foi. On acceptera le Savoir même cruel, même s'il fait périr les hommes, mais on dira : à quoi bon dire tout cela puisqu'il faut vivre ? C'est vrai, vous avez raison, mais il est meilleur de taire cela
Savez-vous que le Hollandais qui avait publié une dissertation sur moi [1] a déjà changé d'avis. Il m'écrit qu'il craint fort qu'en luttant contre les évidences on ne perde le plus clair de cette énergie qui nous est nécessaire pour lutter contre l'empirique. Mais il n'a pas remarqué ceci : qu'on ne lutte contre les évidences que lorsque l'empirique a vaincu. Jusque-là, bien sûr, il faut faire ce qu'on peut.
Lazareff qui, pour étudier Lequier, a sérieusement étudié Renouvier, me raconte ceci : Renouvier est mort très vieux, presqu'à 90 ans. Et peu avant sa mort, il a dit à un de ses disciples qui a noté son propos : "Je sais, en philosophe, que ces choses-là, la mort par exemple, devraient m'être indifférentes, que cela n'a aucune importance. Et cependant, je donnerais tout au monde pour pouvoir encore descendre dans mon jardin." »

« Le livre de Mme Bespaloff a paru [2] : sur Malraux, Green, Gabriel Marcel, Kierkegaard et moi. Elle a fait même une préface et nous entrons tous dans la même perspective: Malraux dit que... mais Kierkegaard dit que, etc. Et ce livre m'est dédié. Je ne comprends pas pourquoi. Gabriel Marcel, par contre, a été enchanté de l'étude qu'elle a faite sur lui. C'est à lui que le livre aurait dû être dédié. Je ne comprends pas ce que je viens y faire. Je crois que lorsqu'elle a fait cette préface, elle était bien fatiguée, ennuyée: autrement, elle aurait compris que ça n'avait aucun sens. »

[1]. Dr J. Suys, Leo Sjestow's potest tegen de Rede, Amsterdam, N. v. Seyffardt's boek,
1931, 232 p.
[2]. Rachel Bespaloff, Cheminement et Carrefour, Vrin, Paris, [juin] 1938.


10 juillet 1938

Chestov est très fatigué. La dernière nuit, il n'a dormi qu'une heure et la nuit d'avant, pas même une heure. Il n'a rien pris contre l'insomnie. Comme Mme Chestov n'est pas là, Tatiana l'accompagnera presque jusqu'à Châtel-Guyon.
Il m'embrasse sur les deux joues. Comme à chaque départ et à chaque arrivée. Je n'ose, comme j'en ai envie, le serrer très fort, pour qu'il n'y lise pas mon appréhension.


Fin juillet 38

Le numéro de la Revue philosophique (juillet-août 1938) est paru, avec mon article : « Léon Chestov et la lutte contre les évidences ». J'en envoie un exemplaire à Chestov, à Châtel-Guyon. Dans ce même numéro, il y a un compte rendu de Bréhier sur le Kierkegaard de Chestov; à son avis, il s'agit avec Kierkegaard d'une confession intime, cela n'intéresse pas la philosophie. Après cela, on peut comprendre ce qu'il pense de Chestov qui a pris cette confession intime pour de la philosophie. J'écris à Chestov. Il me répond.


31 juillet 1938 à Châtel-Guyon

« Au contraire, mon cher ami, votre étude a seulement gagné par votre décision de freiner, comme vous dites, votre penchant à la littérature. Je profite de cette occasion pour vous répéter encore une fois mon testament littéraire : prends l'éloquence et tords-lui le cou. Peut-être le grand public aurait-il préféré conserver l'éloquence. Mais est-ce que le grand public est le juge impeccable? Votre article est très réussi — et ce n'est pas seulement mon impression ! Du même avis sont ma soeur et M. Lovtzki. Mme Lovtzki est tellement ravie par votre article qu'elle veut absolument vous écrire une lettre ! Quant à Bréhier et Mme Bespaloff, que voulez-vous? La plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu'elle a. Tous les deux sont vraiment très sincères. Mais tous les deux ne supportent pas qu'on touche aux droits suprêmes de la raison. C'est l'éducation, c'est la tradition, peut être la nature de leur esprit, et il n'y a rien à faire ! Wahl, lui aussi, m'a enfin envoyé un exemplaire de ses Études kierkegaardiennes [1], avec une dédicace où il dit que lui n'est ni d'Athènes, ni de Jérusalem. Et lui aussi il est sincère !
Je fais mon traitement — il est déjà à moitié fini et on espère que ça m'apportera du bien. Espérons-le ! Le temps est magnifique. Ma femme travaille. Tatiana est à Bourbon-l'Archambault. Voilà toutes nos nouvelles.
Et chez vous ? Comment allez-vous, et les vôtres ? Écrivez de temps en temps quelques paroles afin que je sois au courant de vos affaires. Je vous serre cordialement la main. Mes amitiés à vos dames. Votre dévoué, Léon Chestov. »

[1]. Jean Wahl, Études kierkegardiennes, Paris, Aubier, 1938,2e éd. Paris, Vrin, 1949, 745 p. avec une postface de Victoria Ocampo.


31 août 1938

« Votre silence, mon cher ami, commençait déjà à m'inquiéter et j'étais en train de vous écrire quand votre lettre est arrivée. Vous lisez trop de journaux et ça vous prend toutes vos forces — à quoi bon? Mieux vaut ne lire (comme moi) qu'un journal et encore à la hâte ! On ne sait jamais où, dans les journaux, finit la "politique" et où commence la vérité !
Chez moi rien de nouveau. Dans deux semaines, vers le 15 septembre, je partirai [d'ici] et, à Boulogne, je verrai [bien] si le changement d'air a donné des résultats — c'est-à-dire si je peux travailler.
Ma femme — elle aussi — a fini de lire votre article et elle en est contente comme ma soeur et mon beau-frère. Elle dit que vous avez un don extraordinaire d'exposer clairement les idées les plus difficiles et que ça prouve que vous les faites vôtres. J'étais encore très frappé d'entendre d'elle que, dans votre article, il n'y a pas de littérature et que ça montre que la philosophie vous intéresse non comme une distraction, mais comme quelque chose qui vous est nécessaire pour votre âme ! Observation très fine !. Quand je lui ai raconté la lettre que vous avez reçu d'une demoiselle inconnue, elle a vu dans ce fait une confirmation de son impression. Et elle a raison.
Quand rentrez-vous à Paris? Probablement aussi vers la moitié septembre ? Or, nous nous verrons, je l'espère, bientôt. Je peux donc vous dire au revoir. En attendant, mes meilleurs voeux à vos dames. Ma femme me prie de son côté de vous saluer, vous et vos dames, et de vous remercier pour votre article. Je vous serre cordialement la main. »


Vendredi, septembre 1938

« Les pluies et le froid, mon cher ami, m'ont chassé de Châtel-Guyon et me voilà à Boulogne, ce que je m'empresse de vous faire savoir. Et une petite prière : si vous avez encore des exemplaires de votre article sur mon "Kierkegaard", vous voulez bien envoyer un à Mme Babachowski [1], Paris (XVI), 1 rue d'Alboni. Ça peut être utile. Je vous serre la main — mes amitiés à vos dames. Votre dévoué. »

[1]. Soeur de Chestov.


Le 23 septembre 1938

Je quitte La Varenne St-Hilaire où j'ai passé l'été, et où je me trouve encore (en attendant la fin du conflit sudète), pour aller à Paris voir Chestov, aussi faible, aussi amaigri qu'avant son départ. On s'embrasse sur les deux joues. Et nous reprenons la conversation à bâtons rompus.
« Vous savez que j'avais offert, dans le temps, à Lévy-Bruhl, mon article sur Jaspers, "Sine Effusione Sanguinis : de la probité philosophique", paru en janvier 1938 dans la revue Hermès ; mais il avait déjà un article sur le même sujet, et la revue n'aime pas se prononcer deux fois... Je me suis pourtant décidé à écrire à Lévy-Bruhl au sujet de Husserl. Je lui ai écrit que Husserl méritait bien qu'il y eût deux collaborateurs de la revue pour parler de lui, et que j'avais envie d'être le second puisqu'il y avait certainement déjà un premier. Je voudrais écrire quelques souvenirs sur lui, sur nos rencontres, je ne vais pas recommencer mon étude ancienne [1]. Lévy-Bruhl m'a répondu qu'il était d'accord.
Malheureusement, je suis si fatigué, à peine puis-je écrire la moitié d'un feuillet par jour. Ce n'est pas beaucoup. Mais je suis très content de le faire.
Songez que personne encore ne comprend Husserl, et qu'on a si mal compris ma lutte contre lui. Regardez cette brochure d'un écrivain portugais [2], en français, où l'on parle très bien de moi. Voyez, dans la note on y dit que c'est moi le premier qui ait donné "la réponse juste à ce penseur un peu philistin". Vous savez bien que ce n'est pas ça du tout. Je regrette beaucoup d'avoir été si mal compris. Et par des gens qui prétendent m'avoir lu, et peut-être m aimer... »

« Les chrétiens parlent de Jésus comme du Bouddha. Sans doute disent-ils qu'il est plus grand, cent fois plus grand ; sa pensée est plus profonde, plus humaine... Mais, quant à nous donner notre pain quotidien, ça, il ne le peut pas plus que le Bouddha. Voyez donc ces textes de Heiler, dans un livre qui s'appelle pourtant : Das Gebet et qui est, par ailleurs, très remarquable... »

Mme Chestov entre et la conversation change de cours. Elle me demande si je ne me sens pas la vocation d'être professeur. « Non. Pourquoi ? — Ma femme, me dit Chestov, a aimé beaucoup votre étude sur moi. Elle prétend que vous possédez l'art d'exposer si clairement, si parfaitement, qu'on comprend mieux ma propre pensée chez vous que dans mes livres.»
Je profite du tour pris par la conversation pour dire à Chestov qu'il est responsable de mes vertus comme de mes défauts philosophiques. Si je suis devenu un « philosophe », c'est bien malgré moi et uniquement parce qu'il l'a souhaité. C'est vraiment pour lui faire plaisir, par amour, que je me suis mis à l'étude de Husserl, de Heidegger ; j'ai écrit mes premières études parce qu'il croyait que ces exercices me seraient utiles, alors même que je pensais exactement aux antipodes. Je pensais n'être qu'un poète, un critique, et j'ai écrit mes études philosophiques par complaisance, parce que je sentais qu'il serait davantage heureux d'avoir un disciple philosophe, qu'un poète. Si donc je suis devenu « philosophe » c'est grâce à lui, je n'en avais aucun mérite. Il est très touché. Mais il savait ces choses avant que je ne les lui dise.

[1]. «Memento Mori », voir supra.
[2]. Vieira de Almeida, Opuscula Philosophica, Lisboa, III, 1936.


Le 24 octobre 1938

Chestov est toujours plongé dans la pensée hindoue.
« J'ai écrit ces temps derniers mon article sur Husserl [1], mais j'ai vu que si je me mettais à écrire plus d'une demi-heure par jour, je serais fini avant que de terminer. Il me restait donc toute la journée : je lisais les Hindous. De la façon dont j'ai écrit sur Husserl, je vois bien que je ne pourrai jamais écrire sur les Hindous. Eh bien, ce sera un autre, peut-être vous, qui écrira... Après tout, il importe peu qu'on écrive là-dessus ; l'important ce sont les questions elles-mêmes... Rien de plus remarquable, par exemple, que le cas de Bouddha. Les Hindous, en général, ne nous ont pas laissé les noms véridiques des auteurs de la Védanta. Avec Bouddha, par contre, on est presque sûr qu'il ne s'agit pas d'un auteur mythique, qu'il a réellement existé. Vous savez que l'on a discuté de savoir si on peut vraiment l'appeler fondateur de religion, si on peut appeler "religion", une religion sans Dieu et une psychologie sans âme. Mais ce sont des théologiens allemands qui prétendent qu'il s'agit bien d'une religion. Ce n'est pas Dieu, disent-ils, qui est le premier fondement d'une religion, mais das Heilige, la sainteté. Je vous citais l'autre jour le texte de Heiler qui disait que l'humanité n'a jamais produit de plus grands génies que Bouddha et Jésus. Sans doute, Jésus est un peu, ou même beaucoup plus grand, mais après tout, un "génie"... Le pape lutte aujourd'hui contre les Allemands, les Russes et les Italiens qui menacent l'existence du christianisme. Empiriquement, cela est vrai : persécutions, tortures, camps de concentration... Mais une telle manière de concevoir le christianisme est de beaucoup plus menaçante...
On a dit du Bouddha, et il l'a dit lui-même, qu'il a vaincu la mort. Or, comment procède la mort? Elle commence par nous ôter la santé, suscite en nous du dégoût pour les choses, nous habitue à l'indifférence, etc. Et que fait le Bouddha? Exactement la même chose. Il introduit la mort en nous, avant même que son temps ne soit venu. Il travaille pour le compte de la mort. Et, voyez ! Il avait tellement de génie qu'il a persuadé !es gens qu'il avait vaincu la mort, alors qu'il ne faisait que la servir. Platon lui même avait écrit que la philosophie est un exercice de préparation à la mort et, au lieu de s'occuper de ce problème, il l'abandonne et s'occupe des Lois, de la République, etc. Mais qu'en pense-t-il maintenant? »

« Excellent, l'article de Lazareff, sur Lequier [2]. Il voulait parler de moi, mais je le lui ai déconseillé aussi fortement qu'il était en mon pouvoir de le faire. Je lui ai demandé de ne pas même prononcer mon nom. Comparer Lequier à Kierkegaard, qui est très célèbre, même en France, ça, oui... Ceux qui me connaissent auront compris. L'important, c'était de bien poser le problème !
Vous n'avez pas lu le compte rendu que Jules de Gaultier a publié dans la Revue philosophique, sur mon Athènes et Jérusalem [3] ? Il termine son article, qui est bien, à peu près comme Wahl dans sa dédicace : il n'est ni d'Athènes, ni de Jérusalem. Cela ne m'étonne pas de Jules de Gaultier ; mais c'est encore Wahl qui m'étonne : il a une forte érudition, il connaît les Grecs, les Allemands... Même pour affirmer ça, il a donc besoin d'un critère. D'où le prend-t-il? Je sais bien qu'il pourra se faire passer pour sceptique. Mais le scepticisme lui-même est grec... Que de bêtises on a dites sur mon compte, et jusqu'à Mme Bespaloff, qui prétend que je dirais à l'homme en train de se noyer : tu peux, tu dois, te sauver ! Comme si je n'avais pas écrit, il y a quarante ans de cela, dans mon premier livre, à propos de Nietzsche, que l'athéisme, chez lui, ne résulte pas d'un devoir négligé, mais d'un droit perdu. »

Nous parlons de la guerre, des persécutions, etc.
« Mais peut-être, me dit Chestov, qu'il n'y a pas seulement que ce qui tue au monde. »

[1]. « A la mémoire d'un grand philosophe: Edmund Husserl. » En russe Annales russes XII (déc. 1938) et XIII (janv. 1939). En français : Revue philosophique, janv, à juin 1940, pp. 5 à 32. Article ultérieurement inclus dans Spéculation et Révélation.
[2]. A. Lazareff, « L'entreprise philosophique de J. Lequier. » En russe : Pout, août/oct. 1938, pp. 29.47. En français : Revue philosophique, sept./oct. 1938. Ultérieurement l'article a été inclus dans Vie et Connaissance, Paris, Vrin, 1948. Ce livre contient aussi un essai sur Chestov.
[3]. Revue philosophique, no. 9-10, sept/oct. 1938, pp. 242-243.


Le 3 novembre 1938

Je lui envoie un exemplaire de mon Faux Traité [1] avec cette simple dédicace : « A Léon Chestov, à qui je dois tout.."

[1]. B. Fondane, Faux Traité d'esthétique, Paris, Denoël, 1938 rééd. Paris, Plasma, 1980.


Le 5 novembre 1938

La première lettre que je reçois au sujet de mon livre est de Chestov. Il me répond par retour du courrier:
« Mon cher ami, votre "Faux Traité" m'est arrivé et je m'empresse de vous remercier et de vous féliciter : c'est vraiment une chance que de pouvoir publier un livre ! Je regrette seulement que je doive en ajourner la lecture. Je me sens mal, très faible et très épuisé ; je reste presque toute la journée alité, c'est le prix de mon article sur Husserl. Mais je prends mes mesures, peut-être dans quelque temps je me sentirai mieux, et je pourrai au moins lire ! En attendant de vous serrer cordialement la main, mes meilleurs voeux... »


Le 10 novembre 1938

Je laisse passer quelques jours, et lui écris que je n'ai pas voulu le fatiguer, mais que je passerai le voir jeudi.


Le 14 novembre 1938

Je reçois une lettre de sa fille, Natacha Baranoff:
« Cher ami, mon père étant souffrant, il va aller pour quelque temps à la clinique Boileau pour se faire soigner. Ne venez donc pas le voir à Boulogne. Téléphonez un de ces jours à Tatiana, elle va vous dire si vous pouvez aller le voir à la clinique. »


Le 16 novembre 1938

Je téléphone à Tatiana. Les médecins ont défendu qu'on lui rende visite. On lui fait des piqûres de salycile. Il va un peu mieux. Il a été très mécontent d'avoir eu à quitter la maison pour la clinique. Mais que faire?


Le 18 novembre 1938

Coup de téléphone de Tatiana. Chestov a été très content en apprenant que je m'étais informé de sa santé. On ne peut encore le voir, mais ça va mieux. Je n'ose demander à Tatiana, pour ne pas l'effrayer, de m'appeler d'urgence au cas où il irait plus mal. Mais elle me prévient qu'elle m'enverra un pneumatique dès qu'il y aura changement, ou dès qu'il aura manifesté le désir de me voir.


Le 19 novembre 1938

Rien de nouveau.


Le 20 novembre 1938

Je reçois un télégramme: « Téléphonez à Tatiana. Rageot. » Chestov est mort.
Dans l'après-midi, nous nous rendons tous à la clinique Boileau. Il est étendu sur le lit, calme, apaisé, le visage détendu, beau. Mme Chestov me raconte que, hier au soir, il se portait encore assez bien. Ce matin, avant qu'elle ne soit arrivée, l'infirmière est venue lui poser le thermomètre. Il s'est retourné. Il était mort. Le coeur. «Il vous aimait tellement! » et elle sanglote. Puis me montre, à côté du lit, sur la petite table, une Bible ouverte (en russe) et Das System der Vedânta (Brahma-Sutra, etc.) dans la traduction de Deussen [1]. Le livre est ouvert au chapitre : « Brahma ais Freude », et Chestov venait de souligner (ou de relire) le paragraphe suivant:
Nicht trübe Askese hennzeichnet den Brahmanwesser, sondern das freudig hoffnungsvolle Bewusstsein der Einheit mit Gott. [2]
Nous descendons. On attend Tatiana dans le hall. Elle nous dit qu'on ne pouvait rien espérer, qu'on venait de découvrir à l'examen qu'il avait la tuberculose des vieillards depuis l'année dernière. L'enterrement aura lieu mardi, au Nouveau Cimetière de Boulogne-Billancourt, à 9 heures du matin.
Ma conversation du 24 octobre aura donc été la dernière. La lettre du 5 novembre aura été la dernière que j'aie reçue de lui, la dernière qu'il aura écrite.

[1]. Paul Deussen, Das System des Vedânta, Viertte Auflage, Leipzig, F.A. Brockhaus, 1923,540 pages.
[2]. Ce n'est pas une pénible ascèse qui marque celui qui a connaissance de Brahma, mais la conscience joyeusement confiante de l'unité avec Dieu.


Le 21 novembre 1938

Je n'ai pas noté, hier, ce calme, ce rayonnement qu'il avait sur son visage. J'étais entré dans la chambre avec je ne sais quelle répulsion (ma vieille crainte d'emporter la vision des gens que j'ai aimés, morts), je sanglotais de le voir rigide et, au bout d'un instant, j'avais presque honte de sangloter. Je criais en moi, en pleurant, mais ce n'était qu'un dialogue silencieux de l'âme avec elle même. « Où es-tu ? Sais-tu maintenant? »

Je suis divisé entre l'envie d'aller le revoir, et la répugnance à le faire [1]. Je téléphone à Tatiana qui m'annonce que la mise en bière aura lieu à 19 h moins le quart. Je m'y rends. J'avais mal entendu. Elle avait eu lieu le matin à 8 h moins le quart. On m'introduit dans une petite pièce. La bière est sur une table, fermée, couverte, une gerbe de fleurs dessus.

[1]. Dans une autre version, Fondane a écrit: "... et le honteux sentiment de m'attacher à ce qui est soumis à la décomposition".


Le 22 novembre 1938

L'enterrement a lieu au Nouveau Cimetière de Boulogne Billancourt, à l'angle sud-est, dans le mausolée où reposent déjà sa mère et son frère. Seuls, les journaux russes ayant annoncé l'événement, il n'y a aucun homme de lettres français, sauf Jules de Gaultier. Une centaine de personnes. A ma surprise, un rabbin est là, qui dit le Kadish. Malheureusement, le rabbin quitte l'hébreu pour le français, d'une voix chantante, sans conviction. (Que ne dresse-t-on ces gens, à être de bons comédiens, au moins!) Il cite Job : Dieu a donné, Dieu a ôté... et ne se doute pas des réflexions faites par Chestov là-dessus. Mais je suis fort ému que Chestov ait tenu à garder ce lien visible avec Israel. Je demande à M. Lovtzki si ç'avait été là le désir formel de Chestov. Lovtzki m'explique : l'année dernière, quand on avait enterré le frère de Chestov, le rabbin avait prononcé le Kadish, puis des prières en français qui avaient ému Chestov, et qu'il avait trouvées fort « belles ». Alors...
Dernière prière du rabbin pour celui qui fut Leiba Izhoc Schwarzmann (on avait caché au rabbin qu'il s'agissait du philosophe Chestov, par crainte d'un discours approprié) et chacun de jeter sur la fosse une poignée de terre. Ce fut bientôt mon tour...


[ Dossier Fondane ]




website © 2002 ArianeK

Orphus system